
Le cowboy de Montparnasse
« Au 70 bis, de grands déjeuners dans le jardin étaient présidés par le singe Jacques dans un fauteuil d’enfant. Une scène de théâtre avait même été dressée, le « théâtre Notre-Dame-des-Champs », qui avait cette singularité d’être interdit au public payant. »
Inlassable piéton de Paris, Patrick Modiano est aussi l’un de ses plus formidables inventeurs.
Composé avec Christian Mazzalai, guitariste et membre fondateur du groupe Phoenix, 70 bis Entrée des Artistes fait revivre sur près d’un siècle – du Second Empire à la fin de la Seconde Guerre mondiale – cette adresse de la rue Notre-Dame-des-Champs, dans le quartier de Montparnasse alors d’atmosphère encore champêtre, et religieuse (les couvents sont nombreux).
Beaucoup d’artistes ayant besoin d’ateliers – des anciennes écuries désaffectées par exemple – s’y installèrent, pour la plupart aujourd’hui oubliés, mais que l’inattendu duo se plaît à ressusciter dans un livre à l’iconographie ample et passionnante.
Prenant la forme d’un récit-enquête, cet ouvrage se lit avec beaucoup de bonheur, et une sensation de nostalgie quand l’inflation du prix du mètre carré dans la capitale chasse les moins nantis, et les poètes.
Les archives parlent, les auteurs enchantent.
Il faut imaginer vers 1850 gambader, sauter, se faufiler le singe Jacques, mascotte de « La Boîte à Thé », lieu de rencontres et de fêtes créé par le peintre Jean-Léon Gérôme.
On y croise George Sand, Théophile Gautier, Berlioz, Rossini, Tourgueniev, la princesse Mathilde… des personnalités majeures, et des joyeux drilles anonymes.
Beaucoup de peintres dits officiels ou pompiers vivaient au 70 bis, ou y passaient régulièrement, Auguste Toulmouche, Louis-Eugène Lambert, William Bouguereau, inventeur selon Joris-Karl Huysmans de la peinture gazeuse…, mais aussi de futures gloires de l’histoire de l’art comme Monet, Sisley, Bazille, Renoir, Courbet, Jongkind, puis, plus tard, Gauguin.
Charles Gleyre y avait son atelier, le 70 bis était un foyer de création.
Tiens, voici le feuilletonniste populaire Xavier, comte de Montépin, et les sculpteurs Falguière, Moulin et Chapu, et le romancier Stevenson, et nombre d’étrangers, notamment des Américaines – Janet Scudder, Lucy May Stanton, Polly Smith… -, attirés par la liberté et l’effervescence artistique françaises.
La belle Maria Latini pose pour le sculpteur Jules Renaudot, plâtre toujours présent aujourd’hui dans la cour du 70 bis.
Les noms défilent, et, mis en regard des historiettes ou biographèmes les présentant, des reproductions d’œuvres, faisant de l’ouvrage une manière de cabinet de curiosité.
Le peintre américain Thomas Alexander Harrison, apprécié par Marcel Proust ; Camille Claudel ; le peintre hollandais Frederik Hendrick Kaemmerer (Sarah Bernhardt acheta sa collection de costumes) ; la sculptrice Nualal O’Donel (admiratrice de Rodin et dessinée par Bourdelle) ; Picasso ; Ezra Pound, grand défenseur de ses amis écrivains américains ; le pianiste et compositeur George Antheil ; le mafe Gurdjieff (très décrié ici) ; l’antiquaire Henry Wright-Worthing ; la photographe queer Claude Cahun, nièce de Marcel Schwob, grande amie de Rober Desnos, Henri Michaux et du psychiatre Gaston Ferdière ; le peintre japonais Yasushi Tanaka et sa femme américaine Louise Gebhard Cann ; le peintre Claude Garache, également décorateur pour Alfred Hitchcock.
Arrive la Première Guerre mondiale : « De 1918 à 1920, Anna Coleman Ladd, une sculprice américaine, ouvrit au 70 bis un atelier de masques pour les soldats mutilés. »
Passe maintenant à cheval le surnommé « cow-boy de Montparnasse », bel homme vivant avec la modèle professionnelle Aïcha.
En lisant Patrick Modiano et Christian Mazzalai, on songe quelquefois aux livres savants, beaux, simples et émouvants de Frédéric Pajak et d’Anne Gorouben pour leur capacité à tracer avec vivacité des lignes biographiques, relever des destins, et transmettre la saveur d’un passé très largement oublié.
70 bis Entrée des Artistes est un livre de dimension lazaréenne réussi, la littérature se faisant mémoire vivante.

Patrick Modiano et Christian Mazzalai, 70 bis Entrée des Artistes, Gallimard, 2025, 206 pages
