Bosnie-Herzégovine, bâtir les conditions de la justice, par Fabrice Dekoninck, photographe

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©Fabrice Dekoninck

« La haine entre les différentes communautés est aujourd’hui encore plus forte qu’à la fin de la guerre. » (Jovan Divjak, général de l’armée de Bosnie-Herzégovine, décédé en 2021)

Peu de jeunes ont aujourd’hui conscience que s’est tenu entre 1992 et 1995 (Accords de Dayton), au cœur de l’Europe, dans les territoires de l’Ex-Yougoslavie, une guerre particulièrement meurtrière et traumatisante – 100 000 morts, plus de 2 millions de réfugiés, entre 20 000 et 50 000 femmes violées.

La mémoire doit être transmise, comme il faut tenter de faire la clarté sur les intentions des différents belligérants.

©Fabrice Dekoninck

Désireux de mener à bien son projet de « Grande Serbie », l’homme fort de Belgrade, Milan Milosevic, soutint en logistique et armes les indépendantistes serbes refusant notamment l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, la guerre menée dans les anciennes provinces serbes du Kosovo se poursuivant jusque 1999.

On se souvient du siège particulièrement atroce de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne, des ravages causés par les snipers, des tirs d’obus quasiment incessants, des enfants visés.

Dans un livre nécessaire, ample, passionnant – images pour la plupart à l’argentique noir & blanc et couleurs -, Between Fears and Hope, Fabrice Dekoninck témoigne de sa rencontre avec ceux qui ont survécu, au siège de Sarajevo, au génocide de Srebrenica (massacre de plus de 8000 hommes et adolescents bosniaques), et à l’épuration ethnique (déportation et assassinats) dans la région de Prijedor/Kozarac.

©Fabrice Dekoninck

Afin de lutter contre la réécriture de l’histoire, le photographe s’est rendu entre 2020 et 2022 sur des sites de détention et d’exécutions, retrouvant aussi des fosses communes.

Rendant hommage aux victimes et au travail indispensable des reporters de guerre, Between Fears and Hope fait songer à l’Ukraine d’aujourd’hui.

Les guerres ne se ressemblent pas, mais leurs logiques létales sont parfois/souvent similaires.

« Une paix cynique, écrit Fabrice Dekoninck, fut obtenue à Dayton, au prix d’un compromis qui entérina les gains territoriaux serbes issus de la déportation et du massacre d’une partie de la population civile, avec, comme conséquence, la partition du pays. »

©Fabrice Dekoninck

Les tensions entre les différents groupes ethniques et religieux, poursuit-il, n’ont jamais été aussi fortes.

« Le ressentiment et la haine entre les communautés ethniques sont palpables, alimentés par une classe politique corrompue qui ne cesse d’instrumentaliser la mémoire de la guerre pour en tirer pouvoir et richesse, au détriment de la population qui s’enfonce chaque jour davantage dans la pauvreté. En Republika Sprska tout particulièrement, l’actuel dirigeant, Milorad Dodik, autocrate fervent supporter de Poutine, n’a de cesse d’agiter la menace de la sécession pour se maintenir au pouvoir, faisant ainsi peser un risque réel et permanent sur la paix. »

Pour rendre justice, il faut tenter de déplier toutes les lignes de compréhension, et s’appuyer sur les précieuses archives du TPIY (Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie) comme sur la parole des témoins encore en vie.

Documenter, évoquer les traumatismes, ne pas ciller.

©Fabrice Dekoninck

« J’ai été le témoin, écrit le photographe, de la culture du silence qui règne dans ces lieux, un silence coupable qui s’impose également aux familles de victimes. Pire encore, j’ai été consterné de découvrir une véritable culture de glorification des crimes de guerre serbes, quand, sur les lieux mêmes où ces crimes ont été perpétrés, des monuments célèbrent ceux qui en furent les auteurs : après le génocide par les armes, le génocide de la mémoire, par le déni et la provocation, s’écrit au présent. »

Comment parler de réconciliation quand des milliers de criminels de guerre sont en liberté ?

Beauté des paysages et climat de lynchage.

Ruines et résilience.

Brumes et impacts de balles.

Activités quotidiennes et atrocités.

©Fabrice Dekoninck

Terres hantées.

Commémoration et oubli.

Reconstruction et peur.

Tombes et corps introuvables.

Il faut lire ces paroles de Nihad « Nino » Catic, journaliste de Srebrenica qui témoignait quotidiennement de la situation au sein de la ville assiégée, dont le dernier message remonte au 10 juillet 1995 : « Srebrenica se transforme en vaste abattoir. Les morts et les blessés sont amenés à l’hôpital en continu. C’est impossible à décrire. Chaque seconde, trois projectiles mortels tombent sur la ville. Est-ce que quelqu’un dans le monde viendra témoigner de la tragédie qui frappe Srebrenica et ses habitants ? »

Quelqu’un penserait-il à la situation actuelle à Gaza ?

©Fabrice Dekoninck

Désigné comme « un anthropologue de mémoire », Fabrice Dekoninck recueille des paroles, de son ami, son « frère », Ahmed Hrustanovic, jeune imam de la mosquée de Srebrenica, de Satko Mujagic et Azra (ses paroles si dignes et douloureuses sont reprises en fin de volume), qui ont survécu à l’épuration ethnique, de tant d’autres endeuillés et survivants.

Camions militaires et hangars de l’horreur.

Légende de la photographie de la page 73 : « Site d’exécution du hangar agricole de Kravica. Dans l’après-midi du 13 juillet 1995, les forces serbes exécutèrent entre 850 et 1 300 prisonniers bosniaques à l’arme automatique et à la grenade. Parmi eux, le père d’Ahmed, ses deux grands-pères, plusieurs cousins et tous ses oncles, sauf un… »

Il y a les salauds (Ratko Mladic et consorts), les simples habitants éprouvés, et les Justes.

Tolérance et déportation.

Epuration et multiethnicité.

Sarajevo se reconstruit, désormais un peu (beaucoup) plus que l’ombre d’elle-même.

Les images sont remarquables, sobres, informatives sans pathos, alternant portraits et paysages (naturels, urbains).

Lumières grises, couleurs claires : la douceur des teintes est une éthique, qui est celle du soin, de l’écoute, du regard fraternel.

©Fabrice Dekoninck

Parole de Jean-René Ruez, commissaire de police chargé de conduire l’enquête sur les soupçons de crimes contre l’humanité commis à Srebrenica à l’été 1995 : « Le rôle de la photographie et des images a été essentiel dans mon enquête. J’ai pris moi-même un grand nombre de clichés pour étayer les faits, garder des traces, enregistrer des preuves. Tous les négatifs de ces prises de vue sont conservés au greffe du Tribunal de La Haye, tout a été numérisé. Aujourd’hui, le travail de mémoire entrepris par Fabrice Dekoninck fait écho à ce travail d’enquête mené de 1995 à 2001, avec en toile de fond, une même ambition, celle de prévenir tout révisionnisme historique. »  

Between Fears and Hope n’est pas un livre facile, tant les situations qu’il rapporte sont désolantes, mais c’est un livre nécessaire, alors que la guerre revient en Europe.

Fabrice Dekoninck, Between Fears and Hope, avant-propos, préface, légendes et récits Fabrice Dekoninck, essais Nicolas Moll / Philippe Simon / Bruno Tertrais, édition Brigitte Trichet, création graphique Laetitia Queste, Editions Hemeria, 2024, 272 pages

https://www.fabricedekoninck.com/

©Fabrice Dekoninck

https://hemeria.com/produit/between-fears-and-hope-fabrice-dekoninck/

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