Douna Loup est l’auteure de trois livres remarqués publiés au Mercure de France, L’embrasure (2010), Les lignes de ta paume (2012), L’oragé (2015), ainsi que de plusieurs pièces de théâtre.
Le rythme singulier de sa phrase, sa pulsation propre, différente à chaque livre, entre dérivées et dévirées déroutantes, engage le lecteur dans un voyage inédit, très vite désirable.
Par amitié, Douna Loup a bien voulu me remettre le texte qui suit, fragment d’un roman en cours, confié à présent, aux rebonds de la toile.
« Vive
Lili avait marché plus longtemps que d’habitude mardi matin. Elle ne voulait pas prendre le bus, le bus de chaque matin qui complétait la routine avec ses cahots, elle avait pris la direction de la gare ensuite, au lieu de la direction du collège elle s’était aperçue qu’elle avait pris la direction de la gare, puis elle avait pris le train, ça rendait son coeur explosif, de faire cette chose là, de disparaître, ça rendait sa gorge excitée. Elle était montée dans le train et elle s’était assise comme si c’était normal mais à l’intérieur de son corps ce n’était pas normal, c’était une expulsion de tout ce qui était normal et une naissance nouvelle, une éclosion interne et invisible aux yeux d’autrui mais elle, elle, elle sentait les sangs dans ses veines et la masse de questions et d’idées et de vertiges qui lui montait dans les organes. Elle sentait. Elle avait envie que ça continue. Elle sentait, elle réveillait une énergie latente qui avait fait défaut, elle sentait. Une énergie qui tambourinait dans son corps en furie, en fleur vive. Elle ne pouvait pas arrêter ça, elle ne pouvait pas ne plus sentir. Elle ne pouvait pas faire demi-tour. Remonter l’allée ou téléphoner ou se ranger là, sortir de la fuite, elle ne pouvait pas. Elle était comme devenue vive, elle était comme en train de s’en apercevoir, de s’en apercevoir qu’avant elle était morte, éteinte depuis combien de temps ? Couchée, zombie, suiveuse, éteinte oui glacée.
Depuis combien de temps ?
Mais ce n’était pas encore l’heure de se poser des questions et encore moins l’heure d’y répondre, elle sentait. Elle sentait. Elle devenait une vivante sentante, elle regardait par la fenêtre du train, elle voyait les champs du printemps ils étaient verts, simplement verts mais tellement magnifiques cela lui prenait tout le coeur, les verts différents de l’herbe sauvage et du blé foncé, le vert rouge des saules et le vert jaune des feuilles de chênes. Elle les trouvait beaux. Et puis elle voyait aussi se tracer son visage, le reflet de son visage sur la vitre, elle se voyait heureuse d’être là et de voir le monde. Alors elle était descendue dans la première ville et ça avait continué. Dans la rue pleine de trafic, pleine de voitures elle s’était mise à pleurer, toute cette énergie qui faisait vivre son corps elle en pleurait. Elle avait donc accepté de mourir ? Pour vivre cette explosion avec une telle force il avait bien fallu avant qu’elle s’endorme, qu’elle accepte la glace en son corps, qu’elle fige les sangs. Elle pleurait. Elle avait une révolte en elle qui ne disait aucun mot mais qui se polarisait lentement vers une cible. Et cette cible c’était ses parents. C’était sa mère et c’était son père et c’était intolérable de sentir cette colère contre eux. Parfaits, eux, parfaits ces adorables parents parfaits comment cette colère contre eux était-elle possible ?
Alors elle continuait d’avancer dans la ville, elle sentait les voitures frôler ses chairs et elle marchait sur le fil du trottoir, elle sentait l’équilibre interne et sa sûreté, son aplomb, elle ne comprenait pas ce rugissement qui s’orientait vers sa mère, son père, ce cri qui était déjà une lutte. Mais il montait sans faillir, il montait elle suivait, elle devait continuer son chemin sur le fil de la route et le suivre, elle suivait. Les larmes sur son visage coulaient dans la poussière régulière menée par le vent et cela ne lui faisait rien de ne pas savoir à quoi elle pouvait bien ressembler là ce jour là dans le vent de la ville et les larmes et les voitures avec son petit sac de collégienne sur le dos et ses jambes qui allaient vite. Elle était dans une sorte de nouvel éveil d’elle-même qui faisait taire les questions du paraître, ces questions qui étaient, sinon son lot si quotidien, avoir l’air, toujours, avoir l’air de ce qu’elle n’était pas, avoir l’air bien, à l’aise, cool, tranquille, avoir l’air de ne pas avoir pensé à sa tenue mais y avoir pensé tout le temps et soigner son visage et ne rien laisser surgir spontanément dans son visage qui ne soit calculé pour l’effet escompté, tout cela glissait sur elle comme ces larmes. Tout ce barda de masques qui se défaisait là sur ce bord de trottoir en frôlant les voitures et les vents et elle avançait, dans cette tristesse elle sentait toute la légèreté déjà tout ce poids en moins déjà, elle sentait.
Doucement ses larmes séchaient. Les voitures continuaient et elle obliqua dans une rue plus calme. Elle voulait s’arrêter, regarder les autres autour d’elle, elle chercha un parc, un banc, elle trouva un banc dans un parc.
Assise elle pouvait reprendre son souffle, doucement, s’habituer doucement à toute cette libération nouvelle. La colère qu’elle avait sentie était à présent une petite bête étrange et elle regardait cette petite bête, elle aurait voulu lui parler, l’écouter, comprendre. Mais la bête de la colère pour l’instant restait mutique. Elle ne comprenait pas. Elle constatait. Elle constatait que même si elle pensait à ses parents qui quand ils apprendraient qu’elle n’était pas en ce moment même au Collège seraient fous d’inquiétude, elle constatait qu’elle n’avait nulle envie de leur épargner ça, que c’était ce qui se passait là maintenant pour de vrai et qu’elle ne voulait rassurer personne. Elle ne comprenait pas cette rage mais elle la ressentait et maintenant qu’elle la ressentait elle ne pouvait plus mettre le noir par dessus, elle ne pouvait plus la nier, l’éteindre.
Elle imaginait ses parents hurlants et cela libérait un certain espace secret en elle. Elle ne comprenait pas pourquoi mais concrètement cet espace secret tout tassé dans le bas de son ventre se libérait par cette seule pensée de ces parents sortis du cours routinier de leur existence par sa sortie à elle Lili de cette existence. Par sa disparition. Elle était sortie du cadre pour rentrer en elle-même, pour revenir au centre. Exister ici.
Elle sentait. »
Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler