
Terre de colère est un récit bref terriblement efficace.
Imaginons un monde où la colère engendre la colère, où les discriminations, les racismes divers, les harcèlements de tous ordres produisent l’aggravation d’un mal endémique.
Imaginons notre monde, ou plutôt l’immonde, qui est aujourd’hui l’essence mauvaise de notre quotidien vendu comme seul possible.
« Ainsi, à la moindre occasion, la colère se déploie. Rien ne peut l’apaiser. C’est une colère sans but précis. Pas une colère d’espoir. Ni une colère utile. C’est une colère aveugle, paroxystique et lâche. Ce n’est pas de l’indignation, mais du dégoût. Du désespoir. Une colère qui tue celui-là même qui est en colère. »
Ecrit sur un mode opératique – des dialogues courts, violents, alternent avec un récit à la troisième ou première personne tels de longs récitatifs emportant paroles et pronoms dans un même flux verbal – Terre de colère met en scène un peuple d’humiliés/humiliateurs cherchant à survivre par la haine, l’insulte et le crachat.
Immigrés, clandestins ou non, tapins, pauvres bougres, rasent les murs, fuient, s’accroupissent dans l’ombre froide, espèrent échapper au couteau qui fouillera leur ventre, aux mots qui les aviliront.
Constat : « Le bruit du corps qui tombe à terre sans défense n’a rien à voir avec son poids. Les corps sont égaux dans la chute. Les bras se relâchent et s’affaissent sans résistance. Les jambes semblent se briser sur le pavé avec un bruit sec. Un bref, un fugitif accord des membres qui s’en remettent à la pesanteur. Puis, le silence absolu, l’immobilité absolue. Le corps sans défense qui reste là, dans une position irrévocable. Tantôt dans une posture bizarre, comme un pantin désarticulé. Tantôt dans une posture naturelle, familière, comme si le corps avait choisi de s’installer confortablement avant de se livrer. »

Imaginant des situations de colères, Christos Chryssoupoulos nous plonge en enfer, dans un call center par exemple : « Je me sens saisie d’une colère inimaginable. Une rage. C’est terrible, ce qui se passe entre nous ces derniers temps. Rage, haine, violence larvée. Il règne une tension permanente, la moindre chose devient une arme : le silence, le bruit, les odeurs, ne serait-ce que les distances entre nous. Ça va finir en pugilat. Je n’attends que le premier prétexte. Je veux lui en coller une. Je veux lui en coller une. »
Vous voulez le renouvellement de votre contrat ?
Vous être prêt à vous passer de votre pause ?
Vous pouvez travailler tard ?
Vous n’êtes pas enceinte au moins ?
Vous êtes déjà tombé malade ?
Lui/Elle : « Ecrase-lui la gueule, fais-en de la bouillie et qu’on en finisse avec tous ces fils de pute. »
La colère s’accumule, explose, déchire tout, monte des profondeurs de la terre.
Un CRS : « Je vais l’allonger, ce pédé. »
Un homme échangeant son corps avec celui de sa femme : « Ah ouais, c’est toi qui veux plus, maintenant ? Je vais te buter. »
Un conseiller pédagogique : « Tu ne vas pas te débarrasser de moi aussi facilement, mets-toi bien ça dans la tête. Ça ne se passe pas comme tu le crois, ici. »
Avis aux ateliers théâtre à la recherche de textes à jouer, celui-ci, de pure énergie noire, est excellent.
Dies iræ, dies illa,
Solvet sæclum in favílla,
Teste David cum Sibýlla !
Quantus tremor est futúrus,
quando judex est ventúrus,
cuncta stricte discussúrus !
Christos Chryssopoulos, Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre Allée, 2015, 94p
Vous pouvez me lire en consultant aussi le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler
Coda : « Il y a des moments où la colère vous emprisonne. On veut éviter qu’elle n’éclate, on essaie de trouver une issue, mais il n’y a pas d’autre moyen pour échapper à la colère que la colère même. Mieux vaut alors que tout aille vite, en espérant que ça passera d’un coup. Sans douleur. Sans que subsiste aucune trace de rage. »