A l’occasion de sa participation à l’exposition collective Les Traversées (Lorient), j’ai demandé à Marine Lanier de présenter, avec ses mots, sa série photographique intitulée Le Capitaine de vaisseau.
Il y est question d’une maison habitée par une arrière-grand-mère aveugle, de son mari navigateur, de l’enfance et des récits qui la peuplent, de secrets et d’objets magiques.
Nous sommes ici et là, environnés de superstitions, dans une campagne française, et en Indochine, parmi les fantômes et les signes obscurs.
L’exotique rencontre le plus proche, dans un entrelacement des temps et des mystères.
Dans un texte récent paru sur le site En attendant Nadeau, Ce qui me brûle en lisant Conrad, Yannick Haenel analyse sa fascination pour le livre Au cœur des ténèbres, dont il semble qu’il féconde aussi l’imaginaire de Marine Lanier, « comme une descente dans les arcanes du sacrificiel ».
Désormais, c’est à toi lecteur de plonger en apnée dans le monde primitif, premier, sauvage, d’une photographe habitant l’interrègne fabuleux où vivants et morts échangent leurs yeux.

« C’est la nuit. Je pénètre la maison. Le portail blanc s’ouvre. La lune se réverbère dessus. Le jardin est éclairé par une lueur venue de l’espace. Personne ne me retient. J’avance sans aucune peur. Mon ventre est solide. Mon regard lointain. Je veux revoir le verger. Je veux m’asseoir sur les chaises en fer forgé. Je veux marcher au milieu des graviers. Je veux faire le tour du petit bassin. Je veux longer le canal.
La maison est vide. Les premiers habitants sont partis depuis longtemps. Je retrouve les anciennes traces. Celles d’une vie d’avant. Une vie que j’ai connue enfant — que certains ont connue adultes, d’autres adolescents. La présence des enfants, celle des adultes, des adolescents, hante mes nuits. Ils ont décidé de ce que je suis devenue.
C’est un Eden dans lequel je retourne souvent. Le labyrinthe existe encore à l’intérieur de mon corps. Le canal circule dans la partie haute du jardin. Il y a une usine noire. L’eau jaillit de ce côté. Devant, le bassin, des escaliers, une tour. Je m’approche du périmètre. D’autres habitants ont pris possession de la maison. Je veux les chasser. Je passe la main sur le portail blanc. Les nouveaux habitants n’existent plus. Le lieu redevient comme avant. Il se découvre. Je revois absolument tout. La maison. Les trois jardins.
Les ruines résonnent de ce que nous avons vécu là-bas.
Je glisse le long du canal. Une barque flotte à la surface. Mon corps repose sur l’eau. Il se traîne vers les chutes. Vers la roue à aube. Je surnage au-dessus de l’étendue verte. Je m’endors. Autour de moi, l’eau devient mauve, presque sombre. Le canal est un serpent noir qui brille dans la nuit. Lentement, les rivages m’engloutissent dans leur respiration. L’embouchure éclate en gerbes d’eau. Le bruit du canal entoure la maison. Je m’assois sur la margelle. Des pieux de fortune gisent sur mes sandalettes humides, boueuses, recouvertes d’algues. Les soirs d’été, je découpe les roseaux en pointe. Les soirs d’été, la nuit ne vient pas. Les soirs d’été, la tristesse est grande, magnifique, infinie. Les soirs d’été, nous dînons au crépuscule dans la salle aux carreaux rouges.
Marine Lanier, Le Canal extrait du récit Chien du soleil

Des traces brunes apparaissent sur la chaux blanche. Son visage est tourné vers la fenêtre. Elle aspire les derniers rayons du soleil. Tout se dépose comme des sédiments sur les feuilles dans la nature.
– Aujourd’hui, je me figure d’autres planètes que la terre. Mon corps, mon regard n’ont plus d’importance, perdus au milieu du système solaire. Ma vie est une comète dans le sillage du monde. Nous passons. Nous nous évanouissons. Nous sommes de la poussière d’étoile.
– Tu m’as dit que tu devais partir. Je ne te reverrai plus ?
– Je reviendrai de temps à autres. Tu t’en apercevras. Les morts sont vivants. Ils sont vivants pour les vivants qui veulent encore les voir. Je te regarde. Je sais en voyant tes yeux que nous nous rencontrerons. Je marcherai dans tes nuits. Ma voix parlera dans tes mots.
– Quelque chose nous relie ?
– Certains sont plus reliés que d’autres.
– Nous marcherons encore dans le jardin ?
– Oui.
– Et près du canal ?
– Oui nous marcherons la nuit dans le jardin. Nous n’aurons pas besoin de faisceau pour éclairer l’obscurité. Nos corps seront recouverts de lucioles. Nos pas nous conduiront près du canal. Son bruit sera notre guide dans le noir. Nous ne trébucherons pas. Notre démarche sera assurée. Je te raconterai des histoires. Comme nous l’avons toujours fait.
– Comme toutes les nuits où tu racontais dans le fauteuil d’en face, devant les lueurs, ou sur la terrasse. Ce seront des histoires que je ne connais pas ?
– Celles-ci et d’autres. Toutes celles que tu aimes.
– Celle du lac ?
– Oui, celle du lac.
– Celle des loups.
– Oui, celle des loups.
– Celle du journal illustré ?
– Oui, celle-ci aussi.
– L’annonce de la mort de ton père sous les marronniers ?
– Peut-être aussi celle-là.
– Et celles où j’ai seulement pour mémoire les objets échoués dans la salle aux carreaux rouges. Celles que les hommes, les femmes, se racontaient entre eux, celles des guerres, des enfants mort-nés, des pays lointains, celle des pendus, celles du grand mal, des fuites, des torpeurs des tropiques, des vases d’Indochine, celles du Capitaine de vaisseau, de la fièvre des jungles. Tout ce que vous nous avez caché.
– Celles-ci, tu les inventeras. On ne cache jamais rien. Les histoires affleurent la surface. Elles sont sous la glace. La glace fond. Tout ce qui est contenu sous sa surface étincelle après dans le soleil.
– Je te laisserai inventer ce que nous avons laissé sous la glace. Je te laisserai mettre des visages sur les noms que nous avons étouffés.
– Quand ?
– Quand sera venu le moment. Quand les hommes, les femmes, seront prêts à l’entendre. Dans plusieurs années. Lorsque toi aussi tu ressentiras l’onde sismique se déplacer jusqu’à toi.
– Je la sentirai bouger sous mes pieds ?
– Oui, le sol se dérobera. Et tu ne pourras plus faire autrement. Il faudra te rappeler des histoires, inventer celles que je ne t’ai pas racontées, revenir la première fois dans le jardin, près du canal, laisser ton corps se couvrir de lucioles, descendre, marcher dans le canal, dans le long serpent, retourner à l’embouchure, à la source, près de l’usine, vers le périmètre du jardin. Tu lutteras certainement pour ne pas le faire, tu refuseras des années. Le mouvement ascendant du lac sera trop fort — toute la glace de la surface devra se briser, se fissurer. Les carnets dont tu remplissais seulement les premières pages se noirciront de phrases, de ratures, de paragraphes. Depuis le départ j’ai déposé ces histoires en toi. Tu ne t’en es pas aperçue. Tu jouais dans le jardin. Tu marchais sur les graviers. Tu remuais la vase. Tu te cachais dans les roseaux. Tu lisais dans l’ombre de la tour. Tu regardais l’orage depuis l’observatoire. Les histoires se déposaient une à une. Ton corps parfois en souffrait sans que tu puisses identifier la cause de ta souffrance. D’autres voix venaient sur tes bras, tes mains, dans tes yeux, dans ta gorge, siffler dans tes oreilles.
Marine Lanier, Dialogue avec l’aveugle extrait du récit Chien du soleil


Dans les nervures du marbre, des chemins se tracent. Au-dessus de la commode, je distingue une carte géologique, en relief — des massifs de montagnes anciennes. Je me soulève sur une chaise pour atteindre la carte, toucher le motif de la main. Un paysage d’aveugle, celui de quelqu’un qui a oublié les distances. Ma main parvient, en fermant les yeux, à appréhender le mouvement de la terre. Je rentre dans les coulées, dans la lave, dans les cavités, dans les anfractuosités. Je me glisse dans le paysage miniature, réduit à l’échelle un millième. Mon doigt se déplace doucement. Il éprouve les kilomètres parcourus à travers la montagne, escalade les différentes chaînes, sent les roches s’affaisser — sortir de terre. Il traverse les forêts, se débat au milieu de la végétation épaisse, dense, brune. Une végétation de résineux, de sapins, où se cachent les bêtes, où se terrent les soldats, les déserteurs, les contrebandiers. Des forêts où l’on voit la guerre, des forêts desquelles sortent les habitants pour apercevoir leurs ennemis.
La vieille carte se décroche du mur. Le clou ne supporte plus le poids du relief. Sur le marbre de la commode, je trouve de vieux disques, épars, les uns sur les autres, en dehors de leur pochette. C’est une pièce où l’on écoute de la musique. Juste en dessous de la carte, un miroir est posé. Il est rongé par l’oxydation, recouvert de lichen. Cela fait comme des taches de rousseurs ou de brûlure sur le visage quand on se regarde. Le visage est mangé par la lèpre, amputé du nez, d’un œil, d’une oreille, de la bouche. Comme les soldats, ceux dont la vieille dame parle tout le temps. Les gueules cassées. Je vois leur visage à l’intérieur des encyclopédies rouges. Des pages jaunes à moitié dévorées par les termites. La moisissure me jette dans l’effroi. Elle me fascine aussi. Je regarde souvent les encyclopédies rouges. Cela me rappelle le visage de quelqu’un que je n’ai pas connu. Un visage dont on m’a beaucoup parlé. Un visage qui hante la lignée. Le visage de mon arrière-arrière-grand-père soufflé par le feu.
Marine Lanier, La Carte extrait du récit Chien du soleil


La chienne répand sa bave sur les carreaux rouges. Sur la table repose un verre de lait. La lumière du soleil frappe le verre. Le lait devient presque transparent. Je regarde le verre situé dans l’axe du soleil, depuis les fauteuils aux motifs qui grattent. La lumière bouge lentement — comme au-dessus d’un glacier ; le temps s’écoule de la même manière, lentement. Je crois que la vieille dame a laissé ce verre sur la table afin que je le boive. C’est du lait froid dans un grand verre. La bouteille de lait est déchirée. Elle est encore sur la table de la cuisine. Des mouches volent au-dessus du paquet vide. Elles sont cristallisées dans la lumière du matin — prises au piège par les rayons. Elles ne volent pas au-delà du cercle de lumière, attirées à la fois par la lueur, la blancheur du lait. Le verre ne bouge pas. Depuis des heures, maintenant. Je ne bouge pas non plus. Tout est immobile. Seul le soleil bouge lentement. Les dalles se mettent à trembler, la longue table brune remue le verre. Il se rapproche du bord de la table. Les secousses sont douces, constantes. Je regarde toujours sans bouger le verre rejoindre le bord de la table. Il atteint son point de bascule. Il penche de plus en plus vers l’attraction. Je regarde, sidérée, en attente de la chute. Le liquide blanc s’échappe en dehors de la transparence, son mouvement est beau, lent, hypnotique ; La voie lactée, la fonte des neiges au printemps, tout s’arrête, une fleur blanche s’écoule sur le sol rouge. Les coulures s’insinuent dans les rainures des carreaux. Des filets se dispersent dans plusieurs coins de la pièce. Le bruit que fait le verre lorsqu’il se brise interrompt le silence de la maison. Des éclaboussures brillent dans le soleil. Elles se reflètent dans le faisceau qui éclaire de manière inégale la pièce. Le lait continue de se répandre. Il inonde la truffe de la chienne. Elle repose à l’ombre, près du radiateur. Je me tiens moi aussi un peu plus loin dans l’ombre, juste avant que le soleil ne s’écrase sur la dalle. La chienne réveillée par le froid du liquide secoue la tête. Elle lape le filet, écarte de la patte les morceaux de verre, remonte jusqu’à la source. Elle laisse de nouveau éclore l’étendue rouge. La vieille dame couchée dans la chambre apparaît. Elle est attirée par le bruit qu’a provoqué la chute du verre. Elle ne dit rien. Elle caresse le dos de l’animal. La chienne revient près de moi dans l’ombre. Son souffle de bête, sa chaleur, sa respiration s’écrasent dans mes cheveux. Elle s’affaisse. Sa gueule s’ouvre dans le soleil. Sa bave glisse sur la peau de mes pieds.
Marine Lanier, Le Verre de lait extrait du récit Chien du soleil

Le fleuve porte la mémoire de l’estuaire, de l’océan, des courants chauds du Gulf Stream ; À la fin de la guerre, le Capitaine de vaisseau entraîne les enfants profiter de quelques jours de vacances dans un hôtel au bord du fleuve — j’observe le fleuve couler, en pensant aux enfants. Je les devine sur les chemins. Je me remémore la photographie perdue dans la boîte de chocolats. Leurs corps trempent à mi-mollets dans l’eau. Les deux garçons sont torse nu ; les trois filles portent des robes chemises ; la sœur aînée retient les mains derrière le dos, ses yeux sont masqués par le reflet de lunettes cerclées de métal ; la benjamine semble chercher l’équilibre — regarde l’onde se déplacer ; la cadette veille, inquiète, le visage rassemblé dans une forme d’intériorité ; le fils aîné serre les bras sur son torse, il est proche d’un puits noir formé par la ramure des arbres ; le fils cadet relâche les bras le long du corps, il esquisse seul un insondable sourire. C’est une photographie d’enfants. Tout le monde s’accorde dans la famille pour trouver cette image très belle. Je l’aime moi aussi particulièrement — elle condense en elle-même le silence qui se tisse entre les êtres, les déchirures, le jeu, la gravité de l’enfance. Je me demande pourtant d’où provient le mystère de cette photographie. Quelque chose d’absolu, de mélancolique s’en dégage — est-ce le feuillage qui bouge à l’arrière-plan, la position des enfants dans l’eau, leur regard qui prend des directions différentes, le reflet de leur corps dans la lumière qui bouge, la chaleur qui vient frapper leurs profils, le blanc de leurs habits, les tunnels dessinés par la végétation, les passages secrets qui rejoignent les méandres du fleuve ? La conjonction de tous ces éléments — probablement.
C’est sans doute parce que le réel nous résiste dans cette photographie, qu’elle nous happe, nous retient dans sa nuit. Le bas de leurs corps est pétrifié dans l’eau, piégé à l’intérieur de la densité liquide. Leur posture les empêche d’aller les uns vers les autres —comme des statues, ils ont les pieds scellés. Tandis que leurs figures éclatent de jeunesse, des taches de soleil nous ramènent vers une sorte de paradis perdu. Au premier plan, la présence de l’eau occupe la moitié de l’image. On a alors l’étrange sensation que leurs pieds ne reposent plus sur le sol. Les corps surnagent en lévitation au-dessus de la nappe claire, charbonneuse. J’y croise presque des visages d’adultes. Ensemble, ils regardent le reflet de leurs destinées.
C’est aussi la confusion du temps, des âges, des émotions adverses qui m’arrête. Mon doigt trace une ligne imaginaire sur la chimie du papier. Cette ligne relie les corps disposés en quinconce dans l’eau. Je trace ce trait en fonction de la place qu’ils occupent dans la fratrie. Partant de l’aîné situé au fond, à droite de l’image, je me dirige ensuite vers la cadette, touchant presque le bord du cadre à gauche, une parallèle relie ensuite la deuxième sœur et le deuxième frère, enfin le segment se brise en direction de la benjamine. Les diagonales dessinent la forme d’un éclair. La foudre doit pourtant s’abattre bien avant l’existence de ces cinq enfants. L’éclair n’est que la mémoire d’un orage plus ancien. Un orage qui les précède. L’eau accumulée dans la nasse, forme le réceptacle sourd, rond, atténué d’un cri que l’on étouffe.
À regarder l’image autrement, c’est une ronde formée par les enfants ; chacun se situe au bord de l’aréole. Le mouvement des jambes remue l’eau. Il y a des cercles dans les cercles. Les contours dessinent un labyrinthe de vagues, une spirale, des couches géologiques de temps. Je tourne l’image à l’envers sur ma table, le reflet de chaque enfant projeté dans l’eau paraît son fantôme, son ombre pure, blanche, la part trouble, inatteignable de chacun. Dans la surface de l’eau, les enfants se tiennent la main. L’eau dilue leurs corps, les fait se rapprocher. Il ne reste plus que leur silhouette dans les cercles concentriques — les étoffes noyées dans la transparence. Je vois là, condensées, réunies pour la première fois, la douleur et la profonde beauté d’une fratrie.
Marine Lanier, Le Fleuve extrait du récit Chien du soleil «


Exposition collective Les Traversées, Galerie Le Lieu (Lorient), jusqu’au 12 décembre 2017 – participation de Marine Lanier, Danica Bijelac, Pauline Delwaulle, Michaël Duperrin, Olivier Jobard, Evangelia Kranioti, Erwan Morere, Quentin Yvelin
Vendredi 8/12 : Lecture de superstitions de marins (collectées par Marine Lanier) par la comédienne Erika Vandelet (18h30, galerie du Faouëdic, Lorient). Déambulation libre dans l’exposition.
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