
Parce que…, de Sophie Calle, publié par Xavier Barral, m’avait échappé, peut-être parce que je m’étais quelque peu lassé du nom et des travaux de l’artiste internationale, de son système de trouble identitaire, de ses séries baroques de mentir-vrai à la Calderon. Je ressentais une sorte de facilité apportée par le métier et la reconnaissance d’un style. Comme souvent, j’avais tort.
Parce que… est formidable, c’est un ouvrage somptueux, un grimoire, une mer de cuivre aux effets moirés.
La phrase qui sert de titre à ce précieux ouvrage provient du livre Entrée des fantômes de Jean-Jacques Schuhl. Il est en outre dédié à Denis Roche. Les compagnons de voyage sont excellents, nous pouvons entamer notre navigation en toute confiance.

En exergue est écrit ceci : « En juillet 1985, Hervé Guibert, Jacques Monory, Denis Roche et moi, avons été invités à projeter et commenter nos photographies, lors d’une soirée au Théâtre antique d’Arles. Monory débuta et les spectateurs applaudirent poliment. Pour Guibert, on entendit des murmures de désapprobation. Ce fut ensuite mon tour et l’irritation devint franche. Denis Roche clôturait le programme avec une merveilleuse idée. Dans l’obscurité, il racontait les circonstances qui présidaient à chaque prise avant de déclencher l’acte photographie, puis il montrait les images le temps d’un déclic. Cela déclencha la fureur du public et nous partîmes sous un jet de canettes de bière. Inoubliable. »
Le dispositif choisi par Sophie Calle et son éditeur pour mettre en relation textes et images est d’une belle inventivité : en regard de quelques phrases commençant par l’anaphore du « parce que » (il n’y en a parfois qu’une) se trouve une photographie invisible, matériellement cachée sous le bouffant d’une double page non découpée. Pour la voir, il faut faire bailler le papier léger, puis la retirer délicatement. Nous devinions sa présence spectrale, mais ne pouvions nullement présupposer avec précision son contenu. L’effet de surprise joue à plein, le lecteur ne pouvant s’empêcher de comparer l’image mentale créée à partir de la lecture du texte énonçant les raisons d’un déclic photographique avec l’image couleur tenue ensuite entre les doigts, semblant surgir d’un album de famille un peu fou.

Il y en a trente-deux, de formats divers. Trente-deux vertiges hautement désirables.
Que voyons-nous lorsque nous lisons ? Que lisons-nous lorsque nous voyons ? Tout n’est-il pas, jusque dans le petit rectangle coloré que nous découvrons, l’effet d’un verbe premier ne cessant de s’incarner en chaque objet de la création ?
Phrase : « Parce qu’on pourrait aussi bien remplacer le mot « fausses » par le mot « vraies », et que le sens serait exactement le même »
Image : de vraies-fausses plantes photographiées devant une vitre donnant sur un jardin avec cette pancarte : « Inutile de toucher, elles sont fausses. »
Les photographies sont légendées José Tomas (torero), Bob, Mes Mains… les thèmes de la mort et de la dernière fois y sont très présents, faisant de la suite de ces images une sorte de vanité ininterrompue, un memendo mori plein d’ironie et de tendresse.

Phrases : « Parce que c’est équivoque / Elle prend un bain de soleil ? / Elle dort ? Elle a été violée ? Elle est morte ? »
Image : une poupée en position christique, étendue sur le bord d’une table rond en formica vert, les pieds suspendus dans le vide. Autour d’elle, des couvertures et des chaussures à talons hauts.
A Plurien (Côtes-d’Armor), Sophie Calle rêve de convier Bill Gates, qui ne trouve pas l’aérodrome où poser son coucou.
Une femme est morte le jour de ses noces. Ne le croyez pas, c’est vrai, et en image.
« Parce que quoi d’autre après plus rien ? »
Sophie Calle, Parce que…, Editions Xavier Barral, 2018

Sophie Calle est représentée par la Galerie Perrotin (Paris)