
Le wilting point est, en botanique, un point critique au-delà duquel la vie n’est plus possible, ou devient infernale.
Le photographe William Daniels en fait le principe structurant d’un livre éponyme publié aux éditions Imogène qui est le reflet d’une vie passée pour une grande part en des régions du monde marquées par des conflits meurtriers ou/et des catastrophes humanitaires/sanitaires majeures.
Il photographie notamment la révolution libyenne, la Centrafrique déchirée (livre RCA chez Clémentine de la Ferronnière en 2017), et nombre de sites industriels pollués, en Russie, en Pologne, au Kirghizistan, en Ukraine.
Il est en Syrie, en Ouganda, en Inde, en Haïti, au Mali, au Burkina Faso, au Bangladesh auprès des rohingyas, en France à l’époque des attentats islamistes.
« Pourquoi, s’interroge William Daniels, certains pays nous laissent-ils le sentiment de traîner un lourd fardeau ? Pourquoi en repart-on avec l’idée que le ver était déjà dans le fruit, comme si quelqu’un l’avait nourri, engraissé pendant des années ? »
On le présente comme photographe documentaire et journaliste auréolé de prix prestigieux (World Press, Visa d’or), ce n’est pas faux bien sûr, mais il est d’abord un auteur construisant une œuvre cohérente, crue, cruciale.

Wilting Point rassemble ses jeunes archives (il est né en 1977), c’est un livre juxtaposant pleines pages des images noires striées de lumières à la façon du Caravage, des visages tendus par la difficulté des jours, des enfants grandissant dans un monde asphyxié, des hommes et femmes survivant dans la douleur.
Les images de William Daniels sont très fermes dans leur équilibre précaire, affirmant, au cœur du mal, un point de vue sans pathos, n’abandonnant ni la beauté, ni la géniale folie du monde, aux seigneurs de guerre le balafrant d’usines Moloch, de blessures intimes irréparables et de laideurs multiples.
« Pour appréhender la réalité derrière l’image, il faut accepter de ne rien savoir, puis de revenir, encore et encore. Chercher la meilleure manière de raconter. S’intéresser au contexte, avec sa propre sensibilité, s’en imprégner, se salir. Parfois aussi ouvrir les livres d’histoire. Pendant des siècles, les empires coloniaux ont fait tourner le monde et façonné notre réalité. Les conséquences s’en font encore dramatiquement sentir dans de nombreux endroits. »
A quelques kilomètres en amont de Bangui un enfant pêche, caché par quelques buissons d’eau, acte ordinaire, pourtant de paix quand la haine semble si forte tout autour de lui.
Enfermements, contaminations, tuberculose, poussières de charbon, pandémie de paludisme, mutilations, assassinats à la machette, au couteau ou à la Kalachnikov, persécutions, corps brûlés, nettoyages ethnique, pillages, pleurs, rage.

Il faut lire précisément les légendes des images inscrites en fin de volume.
Celle-ci : « Centrafrique, 2016. Un homme souffrant de pneumonie dans une petite clinique gérée par des missionnaires Zémio. Le système de santé centrafricain est l’un des pires au monde et repose beaucoup sur des ONG comme Médecins sans frontières, qui était en 2014 le troisième employeur de la Centrafrique. »
Celle-ci : « France, 2015. Une photographie posée au sol devant le restaurant Le Petit Cambodge représente Anna Pétard Lieffrig, l’une des victimes des attaques terroristes du 13 novembre à Paris. Elle a été tuée avec sa sœur Marion alors qu’elles dînaient en terrasse. »
Celle-ci : « Kirghizistan, 2008. Mine de charbon du village de Min Kush. Pendant les années 1960 et 1970, la ville était prospère et comptait 20 000 habitants vivant de l’extraction d’uranium. Aujourd’hui, c’est un village pauvre et déserté de 2500 âmes, pollué par de nombreux déchets radioactifs. »
Cet homme en Centrafrique allongé sous une couverture dans une église (il est musulman, et a fui les attaques des miliciens chrétiens anti-balaka) dort-il ou est-il mort ?
Ce marcheur en béquille sur une route pakistanaise est-il mendiant ou élu ?
Ces enfants se réchauffant la nuit autour d’un feu sont-ils kirghizes ou birmans ?
Wilting Point n’assène aucune vérité, mais la force de son cadre, de sa composition, et son obstination à témoigner, en des images formant les étapes d’un cauchemar ininterrompu, de la violence de l’Histoire s’écrivant dans l’effacement du nom des plus démunis.
Se pose alors de nouveau cette interrogation traditionnelle de la philosophie morale : comment mener une vie bonne dans une vie mauvaise et les conditions de l’invivable ?
En Haïti, « un élève de la célèbre danseuse haïtienne Vivianne Gauthier s’entraîne dans sa maison de style gingerbread (« pain d’épice ») à Port-au-Prince. »
Il est merveilleux, et peut-être fou de chercher ainsi à danser encore la liberté.
William Daniels, Wilting Point, éditions Imogène, 2019
Exposition Wilting Point, commissariat Marie Lesbats et William Daniels, pavillon Carré de Baudouin (Paris), du 25 janvier au 11 avril 2019