Actuellement pensionnaire à la Villa Médicis, Frederika Amalia Finkelstein, auteure de deux romans chez Gallimard, L’Oubli (2014) et Survivre (2017), a écrit, en mémoire d’Ilian Halimi, un poème de révolte, d’amitié, et de grande densité réflexive.
Je ne le commente pas, chacun comprendra en le lisant qu’il impose dans le brouhaha permanent concernant les discussions sur le mal un silence de fond.
La peur, les cris, les souffrances, le silence, une voix, la vie, le chiffre 167.
Merci à Frederika Amalia Finkelstein de bien avoir voulu confier son poème aux lecteurs de L’Intervalle.
« Plus jamais n’existe pas
Tout est symbolique car tout est symbolique.
Bernard Lamarche-Vadel
Nous sommes comme les troncs d’arbre dans la neige. On dirait qu’ils reposent bien à plat et que d’une petite poussée on devrait pouvoir les faire bouger de là. Et non, on n’y arrive pas, car ils sont solidement arrimés au sol. Mais voilà, même ça n’est qu’une apparence.
Franz Kafka
Parfois tuer torturer cracher ne suffit pas
C’était un matin
Près de la gare
À Sainte-Geneviève-des-Bois
Je n’y ai pas cru alors j’ai fait le voyage
Vraiment
Les troncs d’arbre avaient été sciés. Dans un geste, il faut bien le dire : appliqué, confiant.
À la tronçonneuse.
J’ai cru que j’allais rire devant cette absurdité
Ahurie
Multiplicité de chocs mentaux
Effondrements
Lutte sans limites
Vous allez me le
Non, je n’y ai pas cru d’abord
Mais la réalité est souvent folle, en particulier lorsqu’elle franchit un haut seuil de violence.
Ils ne laisseront donc pas Ilan Halimi tranquille, ils le harcèleront éternellement
Couper taguer insulter : ils poursuivront.
Qui est « ils » ? Je ne le sais. Ils n’ont pas de visage fixe — il est changeant depuis des siècles, et pour les siècles des siècles.
Profaner la mémoire d’un mort, c’est prouver que cette mémoire est insupportablement vivante.
C’est dire : on vous humilie car on ne peut pas vous oublier
Plus jamais
Plus jamais n’existe pas
Le corps d’Ilan Halimi a été immolé à quatre-vingt pour cent
Il a été aspergé de white spirit et incendié
Auparavant, durant 24 jours, dans un appartement de Bagneux, puis au sous-sol, dans une cave, Ilan Halimi a été poignardé plusieurs fois au cou, à la joue, au flanc, battu, affamé par plusieurs individus qui se relayaient
Le matin le 13 février 2006, son principal bourreau — je n’écrirai pas son nom — a ouvert le coffre de sa voiture, a attrapé Ilan Halimi agonisant, et l’a jeté, dans le froid glacial de l’hiver, au bord d’une route, près de la gare de Sainte-Geneviève-des-Bois
Il était entièrement nu, le cou encerclé de baillons
Ilan Halimi n’est pas mort à l’endroit où on l’a abandonné : il s’est relevé et a parcouru, à pieds, exactement 167 mètres avant de s’effondrer
167
Je ne suis rien face à ce nombre.
Je te parle dans ma tête, parfois, Ilan. Je te dis 167 mètres, la volonté qu’il t’a fallu, le désir de vivre qu’il t’a fallu
Pour marcher, un pas après l’autre
Poignardé, ensanglanté, nu, mourant
167 mètres
Dans l’agonie
Comment
Comment t’es-tu relevé
Comment as-tu enduré la douleur
Défier la mort
167
Le mot Héros je n’en veux pas
Le mot Martyr je ne veux pas
Parce que je les prononce et ils ne sont pas assez puissants
Ils restent des mots.
Le nombre 167 a un pouvoir, celui de faire naître dans mon cœur la sensation d’un feu ; les palpitations se rapprochent, une force oubliée se déploie. Je peux hurler à nouveau. Même hurler en silence : ça rayonne.
La vie se souvient qu’elle existe
167 est un nombre devenu mot.
167 est un mot de résistance.
Quand je craindrai mon ombre
Quand je deviendrai mon plus proche ennemi
Quand je me sentirai au bord de succomber au pire ;
À la tristesse de l’injustice — à cette douleur aveugle
Comme maintenant je le risque
Je penserai 167, profanateurs, je penserai 167 et vous serez anéantis.
Devant les arbres saccagés, Ilan, j’ai pensé que tu as fait de leur ignominie ton triomphe.
Plus jamais
Plus jamais n’existe pas
Au cimetière de Quatzenheim aussi
Croix gammées sur les tombes, à l’aube
Leurs angles sont droits
La haine est une passion
Les haïsseurs sont obstinés
Ils vont jusqu’à l’agression des morts
Cela prend du temps, de haïr : cela prend une vie
Ils n’en dorment pas : ils profanent la nuit
Lâches et obsédés
Mais la haine n’a rien à voir avec la bêtise, ni la bêtise, avec la lâcheté
Elle est le plus dangereux virus qui se propage.
Si souvent
À l’intérieur
Même en moi
Il y a des tranchées de violence
Des pensées qui s’affrontent
Obscénité contre innocence
Le bruit le désordre recouvrant l’écoute
La tendresse
C’est le combat de la naissance contre le néant qu’il s’agit de mener.
Ce combat est un effort secret, loin des détestations et des certitudes : l’effort du doute comme liberté
Aimer le différent
« L’arbre de la Science n’est pas celui de la Vie »
Je me dis qu’une promesse n’a peut-être rien d’un savoir
Rien d’une définition, rien d’une volonté
Fais attention à toi j’ai promis, attention à ce qui en toi va juger
Le jugement sera le premier pas vers l’oppression
L’oppression sera le chemin vers le rejet
Le rejet sera l’antre de la haine
Plus jamais
Plus jamais n’existe pas
Les profanations perdureront.
Mais elles nourriront l’obscure grandeur de nos mémoires
Elles rappelleront les morts au maintenant
Il n’y aura plus qu’un seul monde
Le temps revient.
Frederika Amalia Finkelstein »
Frederika Amalia Finkelstein, Survivre, Gallimard, 2017, 144 pages
Frederika Amalia Finkelstein, L’oubli, Folio, 2016, 192 pages
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Vient de commencer à la Villa Médicis l’exposition des pensionnaires 2018-2019 de l’Académie de France à Rome, réalisée sous le commissariat de Evelyne Jouanno et Hou Hanru – du 23 mai au 18 août 2019
L’exposition intitulée « Le vent se lève » réunit les réalisations des pensionnaires œuvrant dans le champ élargi de la création, dans les domaines aussi divers que les arts visuels, le design, l’architecture, la musique, le cinéma, la littérature et l’histoire de l’art.
L’exposition présentera les travaux de Sasha Blondeau (compositeur), Miguel Bonnefoy (écrivain), Rebecca Digne (artiste plasticienne), Frederika Amalia Finkelstein (écrivaine), Gaelle Gabillet et Stéphane Villard – Studio GGSV (designers), Hélène Giannecchini (écrivaine), Lola Gonzàlez (cinéaste et plasticienne), François Hebert (cinéaste), Clara Iannotta (compositrice), Pauline Lafille (historienne de l’art), Thomas Lévy-Lasne (peintre), Mathieu Lucas (architecte paysagiste), Léonard Martin (artiste plasticien), Lili Reynaud-Dewar (artiste plasticienne) et Riccardo Venturi (historien de l’art).
Site de la Villa Médicis
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