
« Laisse-moi t’appeler mon chou. Ça fait pute, ça doit te plaire. »
Il est temps de compléter La Légende dorée, ouvrage retraçant la vie d’environ cent cinquante saints, saintes et martyrs chrétiens, écrit par le dominicain Jacques de Voragine au milieu du XIIIe siècle.
En effet, la liste hagiographique est loin de s’arrêter là, puisque nous comprenons, avec le duo Christophe Dabitch (récit) et Jorge Gonzalez (dessin), qu’il faut maintenant y ajouter, entre autres figures de la Passion, le nom d’Eugénie Guillou, dite « La Religieuse», nonne puis spécialiste de la fessée, amatrice du fouet et des mises en scène sexuelle à Paris au début du XXe siècle.

Son histoire est extravagante, qui commence par une épingle dans un chignon, métaphorisant le parcours de l’institutrice devenue catin professionnelle.
On croit avoir tout lu, mais non on ne sait rien.
Voilà pourquoi il faut lire Mécaniques du fouet, comme il y eut chez Louis Calaferte La Mécanique des femmes – une femme, comment ça marche sexuellement ?

C’est la fin de la Belle Epoque, de la respectabilité en haut-de-forme, des calèches et des lampes à pétrole.
Christophe Dabitch évoque ainsi la genèse de son projet : « Toutes les informations sur Eugénie, du moins ce qu’il en reste, sont rassemblées dans un dossier aux archives de la préfecture de police de Paris, dans la catégorie des affaires de mœurs et de prostitution, sous la référence JC 51. »

« Le 12 octobre 1912, Eugénie, aux abois, vient proposer ses services d’espionne à un commissaire, qui n’en fera rien. Mais il ordonne à un policier de la filer pour savoir ce qu’elle manigance, si celle que l’on surnomme « la Religieuse » a réellement arrêté ses activités de commerce sexuel comme la préfecture l’a exigé. L’homme la suit et note. »
Apparaît dans un nuage de poudre rose Madame de Florinval, ex sœur Zénaïde, chassée du couvent sans explication, devenue adepte des plaisirs de Lesbos, à moins qu’ils ne préexistassent à sa vocation.

En attendant d’ouvrir son théâtre des plaisirs, où se pressera le Tout-Paris, la voici en Roumanie dispensant « son enseignement aux enfants miséreux et aux oiseaux ».
Eugénie revient en France, cherche des hommes pour la fouetter, d’autant plus fougueux quand ils apprennent qu’elle est une ancienne religieuse, avant d’inverser les règles et de faire commerce de son vice.

Au policier qui l’arrête, Eugénie précise ce qu’elle appelle « la leçon de propreté » : « Les jeunes filles dans la classe étudient et récitent des lignes. Mais comme elles ne savent pas bien leur récitation, Eugénie change de ton : « Je les mets à genoux, leur donne des pénitences, leur relève la jupe et les fouette sur les fesses et le derrière. J’exige ensuite d’inspecter en détail la propreté de l’une d’elles. Je lui vois alors les seins, le chat, et ne trouvant pas cela très propre, je lui donne vingt lignes à apprendre. Je la laisse seule et me retire avec les deux autres dans la pièce à côté. La petite commence d’abord à apprendre et puis, ennuyée, elle jette le livre, porte une de ses jambes sur la table, l’autre sur une chaise et, le chat bien ouvert, bien écarté, s’introduit le doigt et se met à se branler avec passion. Elle jouit une fois, deux fois, jusqu’à ce que je rentre et la surprenne. Je lui administre une bonne correction, l’obligeant à se mettre à genoux tout contre le rideau et à sucer pour punition le sucre d’orge qui passe à travers le trou qui n’est autre que la verge du client. A l’exception d’une qui est trop jeune, le client peut aussi faire l’amour. » »
Tout ceci est raconté crûment, quoique non sans élégance, et dessiné avec une très grande délicatesse par Jorge Gonzalez utilisant l’aquarelle, diverses techniques de superpositions et des encres souvent vives.

Chacun possède en son for intérieur des scènes qui le touchent, des situations, des postures, des mots, des phrases d’excitation.
Les phylactères parlent peu, offrant à l’œil un plaisir très doux, suggérant plus qu’ils ne dévoilent.
Elle : « Les hommes de pouvoir viennent se faire humilier, les femmes soumises viennent diriger, c’est un carnaval, mais quand le désir s’éteint, le regard redevient social, comme un verdict. »

En Catherine Robbe-Grillet (lire Cérémonies de femmes), Christophe Dabitch voit la femme idéale que la misérable Eugénie pourrait devenir quelques décennies plus tard.
Mais la maîtresse du fouet chute, est trahie, arrêtée.
Poursuivant son enquête, et s’exprimant à la première personne (en révélant ses doutes, ses indignations, ses découvertes progressives), l’écrivain parle aussi à son personnage : « Comme l’écrit aussi Alain Corbin [dans Les filles de noce], tu arrives au moment où l’égout séminal [fonction principale de la prostituée, faire s’écouler le trop-plein de semence de la ville] est remplacé par une diffusion de l’intimité bourgeoise, où l’érotisme prend le pas sur le génital, où la classe bourgeoise s’empare des manières de l’ancienne classe aristocratique dominante. Tu es le jouet de ton époque, de l’histoire. Tu en es un des petits instruments inconscients. »
Elle : « J’ai soulagé des hommes et des femmes en les faisant jouir comme ils voulaient. Ils repartaient de chez moi en paix avec eux-mêmes. Je ne les jugeais pas. »
Eugénie a beaucoup donné, beaucoup pleuré, puis a échappé à son auteur, avant que de revenir de façon étonnante dans un épilogue que je ne vous raconterai pas.
Christophe Dabitch & Jorge Gonzalez, Mécaniques du fouet, Vies de Sainte Eugénie, Futuropolis, 2019, 207 pages

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