Eloge du corps vivant, par Bernard Andrieu, philosophe (2)

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Philosophe et professeur de Staps à l’université Paris-Descartes/Université de Paris, Bernard Andrieu élabore une pensée parmi les plus stimulantes qui soient, proposant une réflexion d’ampleur sur le lien entre le corps vivant et la conscience que peut en avoir le corps vécu.

Le chercheur appelle ainsi émersiologie l’éveil du corps vécu par l’intelligence du corps vivant, qui enseigne si l’on sait se mettre à son écoute et en accepter la puissance, les mouvements, les tremblements, les audaces, les délicatesses.

En quelques années, les éditions Le Murmure ont publié un florilège de ses travaux, permettant de découvrir quelques-uns de ses thèmes de prédilection : La Peur de l’orgasme, Malade encore vivant, Rester beau, Le Corps du terroriste, critique de notre lenteur, Bd-SM, comment s’agenrer ?

Il s’agit chaque fois de comprendre ce que peut le corps à partir d’une acceptation/libération d’expériences sensorielles inédites, loin de la classification morale distinguant les vices des vertus.

Bernard Andrieu ne promeut pas un corps performant, mais un corps ouvert à lui-même et à l’autre, jusqu’aux expériences bouleversantes de transes. Un corps de soin, soigné, soignant, échappant.

Nous avons discuté ici de ce qu’il nomme « l’écologie corporelle », soit une attention fine envers le pleinement vivant en soi.

Pour une lecture des « corpotopies vives », suivez le guide.

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Quelle est la thèse de votre livre Rester beau (Le Murmure, 2017) ?

Avec la philosophe Petrucia da Nobrega de l’UFRN à Natal nous développons des recherches sur l’esthésiologie des corps. Il y a trois façons de « rester beau ». D’abord la préservation de ce qui serait notre capital beauté, quand chacun.e voudrait conserver les mêmes qualités esthétiques qu’antan ; l’éternelle jeunesse repose sur des techniques d’ascèse et d’entretien de soi qui organisent la vie comme un régime, sorte de déni du vieillissement. Puis le désir indéfini de devenir beau, chacun.e transforme son corps par une amélioration esthétique et des hybridations techniques des seins aux muscles, sorte de rajeunissement plastique des matières et des formes. Enfin se trouver beau procède aussi d’une attitude d’écobeauté durable qui adhère à la lenteur et à la localité pour développer les techniques d’auto-santé et de pratiques de yoya, méditation et marche nordique… Ces trois façons organisent des communautés esthétiques mises en concurrence sur le marché de la beauté et du soin ; mais chacun.e peut aussi dans une seule journée se subjectiver différemment en hybridant ces trois techniques dans un dessein de soi singulier et identitaire.

Situez-vous votre pensée dans la continuation de celle de Michel Foucault, que vous avez déjà cité plusieurs fois ?

La continuation de l’œuvre de Michel Foucault s’organise autour de trois communautés : les gardiens du temple qui publient chaque année des inédits au lieu de publier le journal de M. Foucault et de le faire discuter avec les différentes versions de son travail, et de restituer un Foucault vivant et au travail. Les disciples pionnier.e.s d’ archives nouvelles, de terrains inédits comme les datas, la télésurveillance, la mondialisation, la marchandisation des femmes, le trafic des corps, le racisme colonial… qui éclairent d’un jour actualisé et contemporain les concepts foucaldiens de bio-pouvoir, gouvernementalité, sociétés de contrôle… Les émerseurs, comme nous, qui cherchons à développer le dernier Foucault, celui des techniques d’existence et des processus de subjectivation par une relation écologique au vivant, comme Arne Naess, François Dagognet, Gilles Deleuze, Donna Haraway, Michel Serres, Augustin Berque… l’ont engagé.

Cherchons-nous à faire de notre corps un substitut de Dieu ?

Niezsche rappelle que le corps est ce à quoi nous croyons le plus. La divinisation du corps est un processus de post-humanisation qui conduit à un fétichisme des parties du corps qu’il faudrait améliorer. Mais le corps vivant peut nous replacer dans l’écologie de la cosmose en redéfinissant les arbres, les plantes, les animaux comme des corps vivants. Ce panthéisme des corps vivants est ce que nous devons retrouver, comme l’anthropologue Philippe Descola l’a décrit, dans le moment même de la destruction des Indiens d’Amazonie, de la plastification des océans et de la disparitions des espèces. Dans la vie de chaque corps, sa divinisation est à la fois sa plasticité, son programme et son devenir. En l’externalisant en des religions, nous nous sommes éloignés du contact avec le vivant.

Sur quels critères et quelles espérances repose le mythe du corps parfait ?

Le corps parfait est culturel. Les historiens du corps comme Georges Vigarello – on peut voir cela aussi dans le récent Dictionnaire du corps dans l’Antiquité dirigé par Lydie Bodiou et Véronique Mehl – ont établi la succession des figures du mythe du corps parfait, de l’embonpoint à la silhouette fine, du poil à l’épilation, de la blancheur au bronzage.. L’histoire du bronzage (voir livre en 2008 au Cnrs), montre comment l’évolution des techniques de beauté aboutit aujourd’hui à une culture matérielle des maillots de bains, des crèmes, des plages, de la nudité, qui vient bouleverser les usages et représentations du corps. Le mythe du corps parfait est toujours totalitaire, encore aujourd’hui avec les castes, les classes sociales et le recours aux races.

Travaillez-vous sur l’eugénisme ?

Avec nos étudiants en travail social de l’université de Bordeaux II, nous avons pu lancer une alerte en 1997 dans Charlie Hebdo, Libération et L’humanité, jusqu’à déclencher une enquête de l’IGAS (https://www.humanite.fr/node/166161) sur la stérilisations des femmes handicapées mentales dans des institutions, souvent à la demande des parents, acte caché dans les dossier médicaux par le nom d’opération de l’appendicite ! Cet eugénisme, qu’Habermas a appelé libéral, pose en France la question des limites de l’inclusion des personnes en situation de handicap dès lors qu’elles ont une sexualité, des enfants… L’élimination des fœtus porteurs d’anomalies est banalisée par l’amniocentèse : la connaissance de son corps vivant modifie le rapport au vivant, sa qualification comme sa disqualification retrouvant la figure des monstres qui seraient à éradiquer dans une société du corps parfait.

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Le spéculum de Luce Irigaray et des féministes post-porn est-il aujourd’hui concurrencé par le bistouri compulsif du chirurgien sthétique ?

Le spéculum sert aujourd’hui aux féministes comme Betty Dodson, éducatrice sexuelle, et aux défenseures de l’avortement, de l’auto-examen et du droit de disposer de son propre corps de Our Body-Ourselves (https://www.ourbodiesourselves.org/book-excerpts/health-article/the-cervix-close-up/). Il est un instrument politique pour le self-care et l’auto-porn. Il est sociologiquement en concurrence avec le découpage au laser de l’esthétique : se refaire un corps est aussi une revendication de subjectivation, il faut éviter de le classer selon ce qui serait une hiérarchie esthétique, chacun.e, l’artiste Natacha Guiller met en œuvre par corps cela, est désormais confronté à la plasticité de la matière corporelle au point de décider de la forme de son corps et de sa vie.

Par le soin que nous apportons à notre corps et à notre alimentation, est-on dans une culture de l’ascèse antique renouvelée ?

Le végétarisme est un mouvement déjà pratiqué dans les cultures ascétiques, qu’elles soient antiques, hygiénistes ou anarchiques : l’autonomie écologique est d’abord un refus de l’alimentation carnée, mais un renouvellement d’une écosanté durable qui s’inscrit dans une ascèse plus cosmique, respectueuses de toutes les espèces. Le rigorisme de la simplicité et de la décroissance peut en effet être mieux élaboré par des règles de vivre ensemble.

La salle de bain est-elle par excellence espace de vérité ?

Il n ‘y a pas d’étude sur ce qui se passe dans les salles de bain, à part des films volés. Le rapport intime au corps vivant reste pudique, interdit et privé. Se peser, se voir, se dénuder, se maquiller, se raser… c’est un rapport à soi où le regard des autres, absent physiquement, est à décorporer pour parvenir à se subjectiver selon l’ordre de ses désirs, plutôt que selon celui des autres.

Qu’est-ce que la méconnue Ismakogie, que vous évoquez dans vos ouvrages ?

C’est un lien dans une pratique holistique entre beauté et mouvement corporel (https://www.amazon.fr/Restez-jeune-avec-lIsmakogie-mouvements/dp/2716314411).

Comment articuleriez-vous vos deux derniers ouvrages, Bd-SM, comment s’agenrer? et Le corps du terroriste, critique de notre lenteur ?

Ce sont deux livres que j’ai écrit en même temps après les attentats. La lecture de Porno Terrorismo de Diana Junyent Torres a été concomitante avec le véritable terrorisme comme le film Carlos d’Olivier Assayas qui, par comparaison avec la situation actuelle, montre bien ce que nous sommes devenus. C’est comme l’envers et l’endroit d’une même vitesse violente capable de renverser les normes et les valeurs. Mais si l’imaginaire de la bande dessinée Bd-SM n’est pas toujours cette violence non consentie, nous avons choisi justement des artistes comme Xavier Duvet pour démontrer les différentes techniques pour se terroriser soi-même dans les contraintes de genre. Mais le corps du terroriste doit aussi se terroriser lui-même pour pouvoir accomplir son terrorisme contre les autres corps.

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SM le Maudit (Yxes / Christophe Bier)

Comment avez-vous travaillé avec Christophe Bier ?

Le travail de Christophe Bier est précieux pour l’archive de la pornographie et de l’érotologie. Il défend un Bd-SM ordinaire comme style de vie, hors du bazar du marché fétichiste des soirées dans des donjons branchés. C’est autour de l’édition de l’album de Joseph Farrel, fondamental pour interroger la question de l’imaginaire des corps, que nous avons pu échanger. SM le Maudit, réalisé avec Yxes, est une lecture politique très actuelle.

Qu’appelez-vous « le bio-sexe » ?

Paul Préciado l’établit dès le temps de Beatriz, dans Le Contra Sexuel, pour distinguer la référence au corps et membre organique du technosex, du gode et autres, ce que j’ai appelé les « avatars du corps ». Devenir hybride implique une dénaturalisation.

Quelles différences faites-vous entre agenrement et dégenrement ?

Le dégenrement est une technique encore de démarcation par rapport à la différence de genre que les deux sexes ont construit pour définir ce que seraient la fonction, la complémentarité ou la position de l’un sur l’autre, et réciproquement. Une certaine libération des mœurs et des femmes/hommes voudrait nous contenir dans cette asymétrie du dégenrement. Le transgenre consiste à adopter un autre genre comme mode de vie, de sexualité et de socialisation. C’est cela l’agenrement, qu’une certaine bande dessinée Bd-SM présente aujourd’hui comme une alternative de vie que beaucoup d’hommes et de femmes vivent, souvent dans leurs pratiques sexuelles, parfois dans leur mode de vie. Comme dans l’affaire Caster Semeya, la réduction par les institutions à l’identité biologique comme identité sociale lutte aujourd’hui contre la possibilité de s’agenrer de manière entièrement culturelle.

Le terroriste cherche-t-il par sa performance à accéder au fameux quart d’heure de célébrité promis par Andy Warhol ? Est-il pop sans le savoir ?

Le terroriste se sait pop. Il se filme en train de tuer, il participe à des films de propagande, il héroïse son corps et ses actes. Il se performe dans l’acte ultra-violent visant une éternité médiatique.

Pourquoi en vient-on à haïr la France ? Les immigrés de troisième génération se sentiraient-ils particulièrement abandonnés par la République ?

C’est une question complexe que Gilles Kepel et les autres spécialistes que je cite dans le livre ont bien étudiée. Il est clair que la République continue à abandonner les jeunes dans les quartiers en ne soutenant plus le travail éducatif et associatif.

Quel est le rapport du terroriste islamiste à l’orgasme ?

Ce qui est promis à ce type de terrorisme serait après la mort une jouissance infinie, mais il faudrait aussi interroger le plaisir ou non de tuer plus de quatre-vingts personnes. Que ressent-on dans le cours du geste ? Est-ce un geste automatique ? Un plaisir sadique ?

Politesse

Pourquoi avoir joint à votre livre Le corps du terroriste l’expression « critique de notre lenteur » ?

Michel Foucault et Norbert Elias ont fait de la pacification, de la politesse et de la docilité le moyen d’une biopolitique de la télésurveillance qui devrait interdire le passage à l’acte, le viol, la vitesse d’action. Il n’en est rien. Le contrôle visuel n’empêche pas l’acte, Baudrillard après Simmel l’avait décrit, la vitesse du corps à corps. Le terroriste agit plus vite que nos codes habituels et vient nous surprendre dans le temps de nos vies. Il détruit la lenteur de nos cultures et le temps long.

Quelle forme politique pourrait prendre l’association des corps pleinement vivants et émancipés ?

Les Rainbow Gathering, les ZAD, les jardins coopératifs, les communautés naturo-écologistes, les maisons communes contre les EPHAD, les pistes cyclables… autant d’expérience qu’il faut analyser et ouvrir moins comme un espace utopique que comme des corpotopies vives.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Bernard Andrieu, La Peur de l’orgasme, éditions Le Murmure, 2013, 90 pages

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Bernard Andrieu, Malade encore vivant, éditions Le Murmure, 2015, 82 pages

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Bernard Andrieu, Rester beau, éditions Le Murmure, 2017, 88 pages

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Bernard Andrieu, Le corps du terroriste, critique de notre lenteur, éditions Le Murmure, 2019, 78 pages

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Bernard Andrieu, Bd-SM, comment s’agenrer ? éditions Le Murmure, 2019, 84 pages

Editions Le Murmure

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