Entre-deux, livre libertaire, entretien avec Luca Etter, photographe

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© Luca Etter

Concevant des livres de photographie libertaires, Luca Etter a composé Entre-deux (Sériel Editions), ouvrage mêlant aux textes d’intervenants dont on ne connaît pas l’identité, ni le statut social, l’environnement de la police criminelle de Fribourg et de la justice (prison de Bellechasse).

Il ne s’agit pas ici d’imposer une narration ou de faire la leçon, mais d’ouvrir des champs d’interrogations, de se laisser dérouter, de rentrer dans la complexité humaine, que l’on soit du côté des forces de sécurité, ou du côté des prisonniers.

Le parti-pris anti-spectaculaire donne à cet ouvrage d’atmosphère quasi anglaise une grande force : où est-on ? qui parle ? que se passe-t-il ? est-ce de la mise en scène ?

Faisant confiance à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur, Entre-deux est un livre à la fois très abouti, de partage et de réflexion concernant les parcours de vie, les engagements de chacun, les destins tremblés.

On découvrira dans l’entretien qui suit un artiste de grande conscience.

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© Luca Etter

Entre-deux est « une narration qui croise les environnements de la police criminelle et d’une prison [Bellechasse]. Les récits s’entremêlent, se fondent pour se confondre. » Comment avez-vous été amené à vous intéresser à cet univers de l’enquête et de la justice ?

Il y a eu plusieurs déclencheurs, notamment, une anecdote liée à un ami qui travaille dans la police criminelle et qui me racontait parfois son quotidien. Un soir, il inspecte ma bibliothèque et tombe sur Tulsa de Larry Clark. Il s’est plongé dans le livre et en est ressorti très touché. Il m’a dit que cela transpirait de situations telles qu’il en rencontre dans son quotidien. Et comme je suis attaché à travailler sur des environnements qui sont à portée de main, je me suis dit qu’il serait intéressant qu’un jour je creuse le sujet, ayant par son intermédiaire une possible porte d’entrée.

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A quel genre rattacher votre livre ? Vous évoquez la notion de photolittérature.

Si je suis venu à la photographie, c’est en partie par la lecture de bande dessinée. Le récit imagé, le dialogue entre textes et images furent un socle. L’exposition qui a eu lieu, il y a quelques années, à la Fondation Michalski sur la photolittérature fut très intéressante, mais je trouve que dans la photolittérature la lecture n’est souvent pas fluide. On saccade entre le texte et les images. C’est pour cela que je suis maintenant plus attiré par les romans graphiques que par la bande dessinée. On permet plus au lecteur de s’arrêter sur l’image. Le rythme de lecture entre une image et un texte n’est pas le même.  Je fais des livres photographiques car ce sont des objets libertaires, on propose, on n’impose pas. Le lecteur peut s’arrêter deux secondes ou 15 minutes devant une image, c’est son choix. Oui tu peux relire 15 fois une phrase, mais tu la lis rarement à l’envers, avec l’image fixe tout est permis. Avec Entre-deux, j’ai voulu faire dialoguer le texte et l’image par intermittence, pour les laisser évoluer chacun à leur tempo.

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Quels sont les contours de la police criminelle de Fribourg (Suisse), ses fonctions, ses missions ?

Elle regroupe plusieurs brigades, comme celles sur les crimes, les mœurs et maltraitances, les affaires financières… Les images ont été faites en suivant différentes affaires, mais je n’avais pas envie que l’on puisse identifier visuellement à quel secteur elles appartenaient. Et ce qui m’intéressait également, c’est qu’ils sont habillés en civil, ils se fondent dans la société pour mieux l’approcher.

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Qui étaient vos interlocuteurs officiels ou privilégiés lors de la mise en œuvre de votre projet au sein des institutions que vous avez pu découvrir ? Comment avez-vous obtenu les autorisations pour pénétrer ces milieux si fermés ?

Ayant deux amis dans la police de sûreté, ils se sont portés garants du dossier que j’ai soumis à leur hiérarchie. J’ai proposé que l’on fasse trois jours d’essais et que je présente devant toute l’équipe une sélection résultant de ces jours-là. J’ai pu ainsi expliquer visuellement ma démarche. La confiance s’est ainsi installée. Après avoir été accepté par la sûreté, ce fut plus facile d’accéder à la prison.

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Comment avez-vous pensé l’ordre des images dans votre livre ? Quel type de narration souhaitiez-vous ? Cherchez-vous quelquefois à introduire des tensions entre les images, ou l’ensemble est-il essentiellement de l’ordre d’une introspection et d’une méditation sur ce qu’est fondamentalement la justice ?

Créer une narration qui tiennent dans tous les sens, c’est ce qui prend le plus de temps, mais c’est aussi le plus passionnant ! Il y a un premier chemin de fer instinctif, puis il faut ruminer l’histoire. On doit pouvoir redécouvrir le livre à chaque lecture, si les choses s’imposent trop ce n’est pas bon et l’inverse également. Ce rythme doit être en adéquation avec le propos.

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Pourquoi l’image d’un cheval à l’orée de votre ouvrage ?

Les chevaux sont une passion, cela vient de l’héritage paysan de la famille. Et c’est une mimique personnelle, dans chacun de mes récits, il y en a au moins un. Ils me servent de métaphore comme d’autres images et ne sont pas moins rattaché au sujet. Celui-ci est également un enracinement personnel. Le premier lien que j’ai eu avec une prison, c’est exactement où j’ai pris cette image, à Bellechasse. Car ce centre pénitencier a de très grands pâturages où sont mis les poulains pendant leurs premières années. Ils y apprennent le vivre ensemble et c’est très bénéfique pour leur développement. En famille, on avait la possibilité d’aller rendre visite à notre poulain qui y séjournait et mes parents m’expliquaient que c’était les prisonniers qui s’en occupaient, on parlait avec eux. Quand t’es gamin, ça reste en tête. Sur l’image, ce poulain malingre est dans cet immense champ fleuri, mais au loin, on voit bien qu’il est parqué.

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Entre-deux est parsemé d’indices, de signes, de traces. Faites-vous du spectateur un enquêteur ?

Le travail d’un lecteur est, pour tout récit, un travail d’analyse. On y laisse de multiples détails qui seront découverts au fil des relectures.

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Avez-vous photographié une scène de reconstitution de crime, moment propice à troubler la fine ligne de démarcation entre réalité et fiction ?

Pour moi, en photographie, on fait du mensonge avec du vrai et du vrai avec du mensonge. Dans Entre-deux tout a été pris sur le vif. Cela m’oblige à aller me confronter au réel, c’est là, la part de documentaire, après d’autres réalités émergent. C’est de la matière à penser, car dans la matière, il y a quelque chose de concret, mais également de malléable.

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Le parti-pris d’un livre anti-spectaculaire s’est-il imposé immédiatement ?

Oui, c’est un des éléments qui s’est imposé dès le début. Cet entre-deux se rapproche naturellement de la réalité de leur quotidien.

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Aviez-vous un modèle esthétique, un ou des livres de référence, lors de la composition du vôtre ?

Il y a, à chaque fois, une palette de références qui me sert d’ancrage. Pour ce projet, il y avait Winterreise de Luc Delahaye et Braguino ou la communauté impossible de Clément Cogitore. Il y a toujours de la musique également, pour Entre-deux, il y avait un album d’Idles et un autre vieil album bricolé de Graham Coxon. Il faut toujours un son puisé dans ses fondamentaux et un autre actuel. Ne pas trahir sa source tout en humant l’humeur du moment. J’ai remarqué que par hasard les deux livres ont été réalisé en Russie. Mais quand je pensais à mes images, je m’immergeais plutôt dans l’atmosphère musicale anglaise. C’est une patine à laquelle je suis sensible et que je retrouve par là.

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Vous ne mentionnez pas les noms des locuteurs, s’ils sont des prisonniers (dedans/dehors) ou s’ils font partie des forces de l’Etat. L’un est-il ou peut-il être l’autre ? Une réflexion sur la justice ne commence-t-elle pas par la capacité à se mettre à la place de l’autre et à ne pas créer de dichotomies stériles entre le mal et le bien, certes confortables moralement ?

Alors tout vient du simple fait qu’en entendant les récits, je voyais que tout s’entremêlait. Il n’y avait pas de concept préalable. J’ai commencé à prendre des notes pendant les longs moments d’attente et tout cela s’est affiné au fur et à mesure. Au début, j’avais l’intention de travailler sur toute la chaîne de la justice, en passant par le tribunal, les avocats, mais cela s’est resserré naturellement sur ces deux contextes. Ce n’est pas le fait que l’un peut être l’autre, mais que dans leur réalité quotidienne, il y a une grande nuance qui contient beaucoup de ressemblances. Le but n’était pas d’être équivoque sur la notion de justice, mais de faire ressentir la complexité de ces environnements. Le constat n’est pas de fusionner une morale binaire, la confusion est là pour montrer les espaces entre les 0 et les 1.

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Avez-vous eu des discussions avec des enquêteurs désespérés, ou devenus cyniques ? Comment fait-on pour tenir face à l’horreur quelquefois ?

Ils m’ont expliqué que dans la sûreté, ils recrutent des profils venant d’horizons très différents, il y a donc une belle diversité de personnalités. Il y a un fort esprit d’équipe, mais on ressent bien que tout laisse des traces, que l’humour ne peut pas tout effacer. Et ils n’ont vraiment pas un métier de planqué, quand tu vois les heures de boulots, la lourdeur quotidienne à affronter et le non-droit à l’erreur. Tout cela pour que, comme dans les métiers de la santé, on cherche plus à dévaluer, qu’à valoriser leur engagement ; faut vouloir.

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Comment avez-vous financé votre projet ? Qu’est-ce que la maison Sériel Editions qui le porte ?

Après plusieurs expériences d’autoédition, j’avais envie de créer une entité spécifique pour porter le projet, de créer une cabane d’édition qui me permette de faire d’autres collaborations par la suite. Comme c’est une nouvelle structure d’édition indépendante, elle ne rentre pas dans un cadre permettant de possibles subventions. Avec des éditeurs conventionnels, tu dois souvent faire une grosse partie du boulot de financement tout en ne touchant que 10% sur les ventes. Dans ce contexte, on ne peut plus dire que ceux-ci sont garants de choix de qualité. Le marché est en plus très restreint, il faut donc faire autrement. J’ai autofinancé le projet afin de garder la main sur les exemplaires et de pouvoir les partager au mieux sur le long terme. Par contre, je loue le travail des éditeurs spécialisés en photographie, ils nous proposent des perles et sont animés par une folle passion. Ils jouent dans une autre catégorie.

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Comment avez-vous travaillé avec la graphiste Ann Griffin ?

Ann a accompagné le livre de bout en bout. En amont, j’avais juste concocté le gros de la narration. J’avais des envies graphiques, mais il fallait les mettre en forme, les confronter. Et quel bonheur de travailler avec quelqu’un qui est spécialisé dans le graphisme de livres photographiques, qui partage cette même passion, qui pousse la réalisation à son aboutissement. J’avais beaucoup apprécié un livre sur lequel elle avait collaboré. Je l’ai rencontré quand elle est venue enseigner à eikon [école d’art de Fribourg], mais je n’avais pas fait le rapprochement. Quand j’ai fait le lien, je ne pouvais que lui demander si elle était motivée pour une collaboration !

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L’entre-deux, comme le dit l’un de vos témoins, est-il la « stabilité du déséquilibre » ?

Oui le bateau tangue, les vents tournent, l’entre-deux n’est pas le ventre mou, le centre en politique, c’est l’observation du tout. Sur la couverture, le d, disparaît et réapparaît, car la plupart du temps, c’est entre eux. Ce jeu des lettres est inspiré de l’artiste belge Pol Pierart. Il réalise des toiles où il écrit, par exemple, Libre, puis trace le b. C’est tout simple, mais tu peux triturer ça un moment.

Entre-deux est votre quatrième livre. De quelle matière les trois premiers sont-ils constitués ?

Le premier fut le fruit d’une résidence de six mois au Caire, un projet sur la notion de modernité. Le suivant, un dialogue d’images pince-sans-rire, et le troisième un essai de tout mettre avec le moins possible, il s’intitule La bétaillère. Le premier et le quatrième sont comme des longs métrages, les deux autres des courts, chaque livre est une étape, elles sont essentielles !

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Vous êtes passé par l’école « Le 75 » à Bruxelles. Qu’y avez-vous appris d’essentiel ?

De sans cesse se questionner et d’apprendre à goupiller par soi-même. Usons des grands mots, par les rencontres, les confrontations et les opportunités, ce fut une école de vie qui laisse des traces indélébiles. Merci à eux !

Vous êtes enseignant à l’ACA de Neuchâtel et à eikon à Fribourg. Quel est l’objet de vos cours ? Quels sont les fondamentaux de votre pédagogie ?

Transmettre la passion du langage photographique afin que l’on s’intéresse en premier aux propos des images. La technique en fait partie, mais elle ne doit pas prendre le dessus. À un écrivain, on lui demande en premier de parler de ses personnages, pas de la marque de son ordinateur. En plus des cours photo, j’ai également la chance de suivre des élèves dans leur projets personnels. On y dissèque la méthodologie créative, le fonctionnement du cerveau. Comme on dit, si tu as vraiment envie de comprendre ce que tu as étudié faut devenir prof, je n’ai pas fini d’enseigner.

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Les rencontres ayant eu lieu à l’occasion de votre projet Entre-deux vous ont-elles modifié ? Avez-vous mieux compris peut-être la nature humaine ?

Bien sûr que cela m’a apporté une expérience de vie très instructives. Cela ne rend aucunement les choses moins complexes, mais d’être confronté à certaines situations, y a des nuances en plus. Cela ne m’a pas rendu plus optimiste sur le monde, ni moins caustique, mais ça a aidé à renforcer ces traits.

Pourquoi avoir choisi de terminer votre livre par le mot « instinct » ?

Parce qu’il faut tout autant s’en servir qu’apprendre à le contrôler. Des conneries arrivent en se laissant submerger par celui-ci, mais les bonnes surprises peuvent également être instinctives. Cela fait références aux sujets évoqués au travers du récit, mais également aux choix effectués dans le livre.

Quels sont vos actuels ou prochains projets ?

J’ai plusieurs projets en chantier, avec d’autres envies d’entremêlements textes-images. Tout cela pour mieux revenir à des récits constituer uniquement d’images.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Luca Etter, Entre-deux, images et textes Luca Etter, design Ann Griffin, Seriel Editions, 2020, 154 pages

Luca Etter – site

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Sériel Editions

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