En Pandémie, par Barbara Stiegler, philosophe, et Philippe Forest, écrivain

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« Le monde d’après, c’est un monde désinfecté mais pollué, c’est le monde d’avant mais en pire.  En plus hygiénique. En plus eugéniste. Exsangue. […] Une humanité saine, silencieuse, censurée d’émotions, centrée sur l’amnésie du leader. Son dogme. Ses insomnies (de guerrier). Elevée dans la haine de la dissonance. Et l’amour de la Javel. » (Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, Verticales, 2020)

En Pandémie, que devient la démocratie ?

En Pandémie, l’Université existe-t-elle encore ?

En Pandémie, est-il possible de ne pas être d’accord ?

La Pandémie est un continent mental, dangereux, asphyxiant, empoisonné : n’y vivent que des individus soumis aux règles sanitaires du moment, des petits soldats de la déroute de la pensée, des délateurs, des donneurs de leçons.

La philosophe, professeure de philosophie politique à l’université Bordeaux Montaigne, Barbara Stiegler propose d’appeler ainsi l’absence de monde dans laquelle nous sommes entrés, un monde « dans lequel nous serions régulièrement appelés à vivre masqués, confinés et survaccinés jusqu’à la fin des temps ».

Nous acceptons sans renâcler le mot pandémie, quand il faudrait peut-être le remplacer par celui de syndémie, précise Richard Horton repris par l’essayiste, rédacteur en chef de la revue de médecine internationale The Lancet (septembre 2020), s’agissant plutôt de considérer « une maladie causée par les inégalités sociales et par la crise écologique entendue au sens large », plutôt qu’une nouvelle peste ravageuse à l’échelle mondiale.  

« Si nous ne changeons pas de modèle économique, social et politique, si nous continuons à traiter le virus comme un événement biologique dont il faudrait se borner à « bloquer la circulation », précise Barbara Stiegler à l’orée de sa réflexion portée également par un collectif d’acteurs (de la santé, de l’éducation, du droit, des sciences politiques, de la linguistique), les accidents sanitaires ne vont pas cesser de se multiplier. »

Dans la démocrature qui vient, qui s’impose, qui est là, l’avis des populations est un handicap.

Que les néolibéraux aient affaibli depuis des années en France un système de santé exceptionnel ? Euh.

Que la chine autoritaire soit désormais un modèle admiré en période de gestion de crise ? Bien sûr.

Que la discipline et l’autodiscipline s’imposent comme une bienveillance envers autrui ? Une évidence.

Que le temps de la délibération soit un luxe ? Affirmatif.

Que les agoras et lieux de questionnement du sens (théâtres, universités, musées…) soient fermés par prudence sanitaire ? Oui chef.

Que le moment soit favorable à un basculement numérique généralisé tant souhaité par le capitalisme ? Yes.

Une novlangue est née, qui nous contraint, nous soumet, nous abêtit : la triade « confinement », « déconfinement », reconfinement », et les désormais fameux « cas contact », « présentiel », « distanciel », « cluster », « distanciation sociale », « quarantaine », « quatorzaine », « septaine », « bulle de contact », « attestation de déplacement dérogatoire », « gestes barrières », « visio », « continuité pédagogique », « webinaire », « formation hybride »

S’attaquant prioritairement aux plus pauvres, aux plus précarisés, aux plus vulnérables, aux plus âgés, le virus a pris de cours un gouvernement gagné par la panique et s’enfermant dans le déni camouflé bientôt en affairement et stratégie martiale, obsédé par la colère de la population exprimée notamment lors du Mouvement des Gilets jaunes – crainte du débordement, de l’émeute, de l’insurrection.

Entendre alors de plus en plus souvent les expressions : régime d’exception, Etat d’urgence, loi Sécurité globale, couvre-feu.

« Au lieu de recueillir la volonté générale des citoyens, et au lieu de contribuer à sa formation en intensifiant le débat public, analyse Barbara Stiegler, le pouvoir s’applique, avec l’aide de l’industrie médiatique, à construire une vaste ‘manufacture du consentement’. »

Oui, mais attention, ne rejouons pas l’étrange défaite décrite par Marc Bloch, dénonçant le silence des clercs devant le triomphe des fascismes en 1940, il nous reste, rappelle l’auteure de Cap aux grèves (Verdier, 2020), le pouvoir de dire non, de nous rassembler, de briser le silence, de rappeler le droit, de nous questionner ensemble sur la science et l’avenir du vivant, de lutter pour une définition haute de l’éducation, d’être fidèles à l’esprit de l’Université, où il est permis, dans la continuité des Lumières, de douter, de questionner, de chercher en s’éloignant des dogmes, et de réinventer ensemble, peut-être, les contours d’une nouvelle démocratie.

L’Université ? Nous assistons désormais à son saccage méthodique, à la perte de son sens premier d’universalité des savoirs et des recherches, au profit des appels à projets, des départements d’études transformés en  laboratoires chargés de trouver des financements auprès de partenaires, dévoyant la mission essentiellement des maîtres de conférence : transmettre, questionner, chercher.

L’essai de Philippe Forest (Tract n°18), romancier et professeur de littérature à l’Université de Nantes, est sans ambages : le virage numérique totalitaire pris par l’Université, à l’occasion de la crise sanitaire, est une mise au pas sans précédent de ses enseignants et de ses étudiants, le savoir étant désormais considéré, non comme une aventure collective, une émotion en commun, mais un fichier transportable sur clé USB, et téléchargeable.

Le passage au « distanciel » est un désastre, nombre d’étudiants « décrochent », alors que leurs pairs des écoles préparatoires, regardés comme la supposée élite de la nation, sont protégés, leurs cours étant assurés en présence de leurs professeurs, et pour bon un nombre d’heures bien plus important qu’à l’université.  

Philippe Forest cite Giorgio Agamben : « Les professeurs qui acceptent – comme ils le font en masse – de se soumettre à la nouvelle dictature télématique et de donner leurs cours seulement on line sont le parfait équivalent des enseignants universitaires qui, en 1931, jurèrent fidélité au régime fasciste. Comme il advint alors, il est probable que seuls quinze sur mille s’y refuseront, mais assurément leurs noms resteront en mémoire à côté de ceux des quinze enseignants qui ne jurèrent pas. »

Il n’est pas facile de penser les mutations du fascisme, mais on peut avec l’auteur l’entendre comme Roland Barthes : « Le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. »

La dictature numérique dénoncée par l’auteur si fin de Sarinagara (Gallimard, 2004) – « mettre le savoir universitaire sur Internet revient à se soumettre celui-ci à ses règles. » –  n’est pas qu’un ensemble d’outils neutres au service d’une modernisation d’une institution sommée d’évoluer et de « s’adapter », c’est aussi et surtout une manière de penser, dans la logique du modèle managérial qui l’accompagne, comme une start-up à rentabiliser.

« Sous prétexte d’optimisation et de transparence et, au fond, par conformisme et par opportunisme l’Université, avant même le passage au « distanciel », a d’ores et déjà souscrit à tous les codes d’une numérisation généralisée dont personne ne paraît plus contester ni le principe sur lequel elle repose ni les conséquences qu’elle produit. Avec le sympathique visage qu’il sait afficher sur les écrans, Big Brother règne d’ores et déjà dans toutes les facultés où s’exerce, sur les individus, un système d’évaluation et de surveillance s’appliquant à l’enseignement comme à la recherche et s’étendant, via les réseaux sociaux, à tous les aspects de la vie universitaire. »

Les investissements numériques sont désormais une priorité absolue pour les établissements du secondaire et du supérieur.

Des salles se munissent de caméras, comme en Chine, où les représentants du Parti Communiste peuvent suivre en permanence les propos des enseignants, et traiter rapidement s’il le faut les cas de déviance.

Qu’en sera-t-il dans quelques années, dans quelques mois, de la parole libre des professeurs ?

« Un système de surveillance généralisée et d’une nature nouvelle est en train d’être mis en place, diagnostique Philippe Forest. Et c’est à ce système que le passage au « distanciel » va soumettre l’Université. »

Gallimard vient de faire retraduire, par Philippe Jaworski, professeur émérite à l’Université Paris-Diderot, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, de George Orwell.

La société de surveillance d’Océanie est en place, brutale, obscure, répressive.

La dystopie est une réalité.

O’Brien : « Si vous voulez une image de l’avenir, imaginez une botte qui écrase indéfiniment un visage humain. Indéfiniment… ne l’oubliez pas. Le visage sera toujours là pour être piétiné. L’hérétique, l’ennemi de la société, sera toujours là, afin de pouvoir être vaincu et humilié encore et encore. Tout ce que vous avez subi depuis que vous êtes entre nos mains, tout cela continuera, et en pire. L’espionnage, les trahisons, les arrestations, les tortures, les exécutions, les disparitions n’auront plus de fin. Autant qu’un monde de triomphe, ce sera un monde de terreur. »

La botte est désormais un ordinateur géant contrôlant et ordonnant pour une part chaque jour grandissante les faits et gestes de la population.

la botte qui écrase indéfiniment un visage humain.

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Barbara Stiegler, De la démocratie en Pandémie, Santé, Recherche, Education, Gallimard, collection Tracts, 2021, 64 pages

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Philippe Forest, L’Université en première ligne, A l’heure de la dictature numérique, Gallimard, collection Tract, 2020, 64 pages

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George Orwell, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, traduction et édition de Philippe Jaworski, Folio classique, 2020, 510 pages  

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Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, Verticales, 2020, 128 pages

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Se procurer De la démocratie en Pandémie

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2 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. irene tetaz dit :

    Ce texte me fait du bien…merci !

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  2. alainlecomte dit :

    on assimile les professeurs d’université qui acceptent de faire leurs cours on-line aux universitaires qui se sont pliés aux décisions de Vichy, s’accommodant du renvoi de leurs collègues juifs ! Jusqu’où ira-t-on dans l’absurde ? Dans cette mise en parallèle entre notre période actuelle guidée principalement par un phénomène bien réel et tangible : la pandémie de la Covid-19 et la situation de la seconde guerre mondiale, que va-t-on mettre en analogie avec la Shoah ? J’attends avec impatience… Les irresponsables qui colportent ce genre de jugement ne se rendent pas compte qu’une analogie aurait pu être possible si les différents gouvernements, contrairement aux décisions qu’ils prennent aujourd’hui, avaient laissé courir l’épidémie, comme cela a failli être le cas en Suède, l’a été aux Etats-Unis et l’est au Brésil, attitude qui aurait conduit déjà à des millions de morts, surtout recrutés parmi les personnes âgées, faisant de celles-ci les sacrifiés d’un système qui, pour le coup, aurait pu être qualifié de fasciste. Heureusement nous n’en sommes pas là. Et heureusement, il existe encore des intellectuels responsables comme Jean-Pierre Dupuy qui mettent au premier plan les risques réels que nous subissions avec cette pandémie et nous alertent contre les faux prophètes tels que Georgio Agamben, Barbara Stiegler ou… Philippe Forest.

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