Au Jardin d’Eden, Abel Pann – Jérusalem, vers 1925
« Le paradis n’est pas tombé du ciel. » (Régis Debray)
Et si nous y allions justement, au paradis ?
Il semblerait qu’à Deauville, au Musée des Franciscaines, pour son exposition inaugurale, un aperçu de nos félicités futures nous soit offert sur un plateau d’émeraudes.
Conçue par Régis Debray, l’exposition Sur les chemins du Paradis ouvre, va ouvrir, ouvrira, est ouverte, qui pourrait être le début d’une renaissance, l’occasion d’un réveil, l’élan d’une échappée sans retour.
Et si nous étions une âme conduite par Phlégyas, gardien du cinquième Cercle chez Dante, nous faisant traverser en toute confiance le Styx pour accéder aux champs élyséens (œuvre de Gérard Garouste, 1986) ?
Si nous étions Jacob abandonnant sa cape rouge dans un tableau d’Alexandre-Louis Leloir (1865) pour la troquer contre les ailes de l’ange qui le redresse ?
Si nous étions une ombre, rien qu’une ombre, autant qu’une ombre, dans Les Bergers d’Arcadie (Poussin copié par Alcide Girault, 1865) ?
Un couple enlacé protégé par un lion dans une lithographie en couleurs d’Abel Pann intitulée Au Jardin d’Eden (Jérusalem, vers 1925) ?
Là une couronne de feu (encre, gouache et or sur papier provenant de Turquie ou d’Iran, 1575-1600) ?
Des oiseaux enseignés par Saint François dans un manuscrit du XIIIème siècle ?
Une incarnation dans une vidéo de Bill Viola (2008) ?
Un épi de blé dans un papyrus égyptien datant de l’Antiquité ?
Adam et Eve, 1981, Pierres et Gilles
Un fruit dans un banquet – Les Noces de Thétis et de Pélée avec Apollon et le concert des Muses – peint par Hendreick van Balen (1575-1632) et Brueghel de Velours (1568-1625) ?
Des papillons dans un tirage pigmentaire d’Aki Lumi (Garden N°20, 2014) ?
La couleur rose dans une enluminure du Livre des Merveilles réalisée au début du XVème siècle ?
Une ronde d’angelots chez Maurice Denis (Le Paradis, 1912) ou un arbre christique (L’arbre de vie, 1919) ?
Une rose d’or du XIVème siècle venue du musée de Cluny ?
Oui, nous sommes tout cela, et bien d’autres œuvres encore puisque nous sommes sauvés depuis plus de deux mille ans.
Mais qu’est-ce que le paradis ? Un aéropage d’excellents intervenants nous guide.
Pour la rabbin Delphine Horvilleur, le paradis dans le judaïsme est davantage à considérer comme début, que comme fin, nul n’ayant cependant un accès total à ses origines, l’Eden étant déjà lieu d’exil : « Tout commence donc avec Bereshit, le premier mot hébraïque de la Bible. Le problème est que l’on peine à le traduire. « Au principe », « Au commencement », « A la tête »… L’hébreu, polysémique, permet tout cela et nous laisse dans le flou de sens, sans signifiant explicite. Les commentateurs juifs s’intéressent beaucoup au terme et tout spécialement à sa première lettre, le Bet, qui est la deuxième de l’alphabet hébraïque. Pourquoi le récit de la création du monde ne commencerait-il pas par un Alef, première lettre de l’alphabet, interrogent-ils ? Leur réponse est limpide : l’origine doit rester floue. »
Pour la spécialiste du soufisme Jacqueline Chabbi, le paradis coranique doit être pensé au pluriel, le Coran offrant une représentation évoluant avec le temps (jardin de plaisir, paradis des familles réunies, paradis des martyrs…), le lieu spécifique de la djanna évoquant le payridaeza persan désignant un jardin clos de nature royale : « Mai il manque surtout aux paradis du Coran aussi bien qu’à celui de l’islam de faire l’objet de ce que, en histoire, l’on nomme aujourd’hui une lecture critique de textes. »
Le Paradis, 1912, Maurice Denis
L’excellent Jean-François Colosimo, directeur des éditions du Cerf, auteur de nombreux ouvrages sur les chrétiens d’Orient : « Passe la figure du monde pour ceux et celles qui ne veulent pas entendre. Ne cessent pour autant ni la question crucifiante que Dieu pose à Adam le fuyant dans un recoin du paradis. « Où es-tu ? », ni la réponse inespérée que le Christ apporte au supplicié suspendu à ses lèvres comme à son côté. « Ce jour, tu seras avec moi au paradis. » Le huitième jour commence à chaque instant. »
Thierry Grillet, journaliste, écrivain, directeur de la diffusion culturelle de la Bibliothèque nationale de France : « La globalisation de la menace qui pèse sur le monde et les inquiétudes qui sont apparues sur la possible extinction de l’espèce cristallisent, sur un registre apocalyptique, la conscience que la terre, dans son entièreté, était en réalité cet Eden que nous avons si souvent recherché. Et ce paradis, cette Bille bleue photographiée pour la première fois en 1972 par l’équipage de la mission Apollo 17, perdue dans la froide ténèbre d’une immensité vide, risque bien d’être perdue une seconde fois. Nous n’irons plus au paradis. »
Régis Debray : « Nous avons tous besoin d’une absence fondatrice, sujette à des réminiscences ou à des pressentiments – les deux ensemble, si possible. ‘Que deviendrions-nous, demandait Valéry, sans le secours de ce qui n’existe pas ?’ »
Sur les chemins du Paradis, textes de Philippe Augier, Jacqueline Chabbi, Giles Chazal, Jean-François Colosimo, Régis Debray, Claire Decomps, Lynda Frenois, Thierry Grillet, Delphine Horvilleur, Annie Vernay-Nouri, Hazan, 2020, 208 pages – 150 illustrations
Exposition inaugurale du musée des Franciscaines de Deauville, du 19 mai au 22 août 2021