Carry Grant, nom-mirage, par Martine Reid, écrivain

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« Nous sommes ce que nous sommes dans l’opinion des autres. » (Cary Grant, 82 ans)

On a souvent fait à mon père le compliment de ressembler à Cary Grant.

J’ai ainsi depuis toujours une affection particulière pour « l’impossible Monsieur Bébé ».

Mais qui était vraiment cet homme incarnant au suprême l’élégance, la juste distance amusée, la courtoisie à l’américaine ?

La star incontournable des studios hollywoodiens de l’époque classique au physique parfait était-elle si lisse que l’image qu’elle offrait aux spectateurs, et spectatrices, du monde entier ?

Dans un livre passionnant, très bien écrit, sobrement intitulé Être Cary Grant (Gallimard, 2021) – douze chapitres, un avant-propos, un épilogue -, Martine Reid, professeure de littérature française à l’Université de Lille, a mené l’enquête.

L’Amérique est une illusion, Cary Grant est un leurre, les tourments individuels n’intéressent que peu la fabrique de fantasmes qu’est le cinéma mis au service du bonheur conjugal, du renforcement des liens de la famille, et du sentiment patriotique.

Il a fallu toute une vie à Cary Grant – nom de scène devenu nom de ville -, pour tenter d’oublier Archibald Lead, l’enfant originaire de Bristol, en Angleterre, abandonné par son père lui ayant fait croire que sa mère, internée, était morte.

Cary Grant est double, dupe de lui-même, des fantômes le hantent, qui l’obligent régulièrement à faire des séjours dans des cliniques psychiatriques, et à prendre du LSD pour libérer paroles et visions.

Il est contraint de cacher son homosexualité, notamment avec Randolph Scott, aiment aussi des femmes, se marie cinq fois, presque toujours avec la même personne : une jeunette de trente ans, mince, gracile, qu’il peut dominer de toute sa noble stature.

Il est quitté, devant les juges les reproches sont toujours les mêmes : Cary Grant, parangon de la séduction masculine, maître en sourires charmeurs, est autoritaire, brutal, jaloux, vindicatif, possessif.

Le cinéma peut-il donner une identité, un nom, une stabilité à qui s’est construit comme un survivant, obligé de masquer ses fragilités ?

« En 1932, précise Martine Reid, la direction de la Paramount Pictures a transformé un Anglais d’origine modeste, Archibald Alexander Leach, né à Bristol en 1904, en leurre de cinéma. Pour ce faire, elle a commencé par lui attribuer un nom de fantaisie composé de trois syllabes faisant office de nom-mirage, d’indice scintillant. Il a été baptisé Cary Grant pour incarner un type, moitié clown, moitié héros sentimental, dont le public de cinéma est alors particulièrement friand. »

Arrivé aux Etats-Unis comme échasseur, acrobate, homme-orchestre, Cary Grant est un être que le cinéma a façonné, un produit de marque, un happeau.

Il joue dans des comédies sentimentales à succès – mariage et remariage -, il est drôle, irrésistible, on rêverait d’être son ami et de l’inviter à dîner.

On le courtise, il s’enrichit, la presse relate ses moindres faits et gestes.

La dépression guette, mais il ne faut surtout pas écorner la belle image.

Les films s’enchaînent, il est partout : La Chasse aux millions, Sylvia Scarlett, Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937), Indiscrétions, His Girl Friday, My Favorite Wife

Alfred Hitchcock, arrivé aux Etats-Unis en 1938, sera peut-être le premier à jouer de l’ambiguïté du personnage et à lui procurer des rôles majeurs modifiant quelque peu le regard porté sur lui par le public, avec Suspicion d’abord (Soupçons, 1941) où il apparaît volontiers hanté par des pulsions de meurtre, puis Notorious (Les Enchaînés, 1945), drame sentimental déguisé en film d’espionnage, et To Catch a Thief (La Main au collet, 1954), enfin North by Northwest (La mort aux trousses, 1959) où la question de l’identité est centrale.

Il a voulu arrêter le cinéma, mais l’image est une drogue nécessaire pour maintenir la fiction du gendre idéal et du good guy.

Les jeunes comédiens issus de l’Actors Studio vont peu à peu révolutionner les codes dramatiques, Cary Grant est de la vieille école, mais sait se battre : ce sera Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, 1952), réalisé par Howard Hawks, puis Roman Holiday (Vacances romaines) avec la jeune et adorable Audrey Hepburn.

On filme désormais en Technicolor, alors que la technique du CinémaScope s’impose, les temps changent, l’heure du remake de soi-même est arrivé (les shows que donne Cary Grant à travers les Etats-Unis pour présenter sa carrière).

Et Martine Reid de conclure sur l’énigme identitaire d’un acteur superbe : « Il était une fois un homme qui rêvait d’arrêter le temps : alors qu’il vieillissait, il épousait des femmes qui avaient toujours le même âge ; non seulement elles avaient le même âge, mais elles avaient aussi la même taille, les mêmes traits, le même caractère ou peu s’en faut ; elles étaient sosies les unes des autres, pour la plus grande satisfaction de cet homme qui n’acceptait la réalité que prise dans l’immobilité fascinante de la perfection. Après chaque mariage toutefois, le réel, moins parfait que prévu, le ramenait à la raison ; le lien qu’il avait contracté volait tôt ou tard en éclats. Rien n’y faisait. Avec une obstination remarquable (ou une impulsion irrépressible), il recommençait. Celles qui le quittaient utilisaient les mêmes mots pour évoquer les mêmes problèmes : cruauté mentale, violence physique, alcoolisme, dépression chronique, infidélités, comme si le temps n’avait rien appris à Cary Grant, comme si l’expérience n’était pour rien pour Archibald Leach, comme si l’un et l’autre n’avaient pour seul destin sentimental que la répétition de l’échec. »

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Martine Reid, Être Cary Grant, Gallimard, 2021, 160 pages

Site Gallimard

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Se procurer Être Cary Grant

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Helene dit :

    Bravo pour cet article et pour votre blog tellement agréable à lire ! Merci

    J’aime

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