
Gros orteil, Jacques-André Boiffard
« J’enseigne l’art de tourner l’angoisse en délire. » (Georges Bataille, L’Expérience intérieure)
Les amateurs de Georges Bataille sont souvent des idolâtres, drôles de zèbres assez fous rêvant de sacrifice humain et d’extases collectives froides.
Oui, peut-être, mais ce sont aussi de grands travailleurs (comme les lacaniens), des lecteurs fervents doublés de mystiques défroqués, en un mot des illuminés préservant le feu de leurs visions dans des sociétés discrètes.
On trouvera dans le numéro 5 des superbes Cahiers Bataille une réflexion en une vingtaine d’articles sur ce que son comité de rédaction a appelé « Le Bestiaire de Georges Bataille », soient les entrées acéphale / araignée céleste / arbre humain /céphalopodes / cheval / cheval et tigre / fourmi / guêpe / « hibou » de Minerve / homme / lascaux / mante religieuse / méduse / mouche / oiseaux / rat / singe / spectre / taupe / taureau.
Denis Hollier (lire son essai La prise de la Concorde, Gallimard, 1974), dans un entretien-fleuve en fin d’ouvrage, remarque que l’écrivain a donné l’âge de seize ans à la plupart des narrateurs de ses romans, peut-être cet âge où l’angoisse se cristallise ou s’enracine avec une intensité tellurique.
Le professeur à la New York University s’interroge sur la place, négative mais conclusive, qu’accorde Bataille à Jean Genet dans son essai La Littérature et le mal, seul écrivain vivant (il est plus jeune que son commentateur) à faire l’objet d’un chapitre : l’homophobie du chartiste expliquerait-elle le rejet de l’auteur de Notre-Dame des Fleurs ?
On pourra s’enthousiasmer ici d’une trouvaille, un exemplaire de L’Expérience intérieure dédicacé comme suit à Martin Heidegger, ouvrage trouvé en Allemagne dans une librairie d’occasion par Hans-Jost Frey, qui enseignait à Yale : « A Martin Heidegger, que j’admire et auquel je dois, entre autres, le sentiment de n’être pas seul dans le monde, Georges Bataille ».
Mais, revenons plus précisément au Bestiaire.
Dans son article, la dénommé Elena Raxe, qui est un pseudonyme, se propose d’enfourcher le taureau à partir de la lecture de l’Histoire de l’œil (souvenons-nous de l’œil encorné du matador Granero, ainsi que du testicule du taureau avalé par la vulve de Simone) et de cette citation de Soleil pourri : « Bien entendu, le taureau lui-même est aussi pour sa part une image du soleil, mais seulement égorgé. »
« Gigantesque et phallique, est-il écrit comme on pratique une passe de muleta, le taureau chez Bataille est cet animal-symbole que l’on pourrait s’amuser à appeler « ani-mâle » tant il encadre et fait rejouer tout ce qui touche à la sexualité : l’orgasme de Simone, la castration-mutilation de la bête et celle du matador. Celui-ci agit comme un révélateur, participant au dévoilement de tout ce qui est nécessairement sale, vil, et qui se déploie dans le triptyque que nous avons proposé : soleil / taureau / sacrifice. »
L’un des propos l’un plus beaux, de Sébastien Galland, concerne la figure de la mouche chez le philosophe romancier dissident.
Il faudrait tout recopier, tout méditer (la phrase ici donne l’impression d’un vol à la fois erratique et déterminé) : « Parmi les éléments constitutifs de l’hétérologie bataillienne, la mouche figure en bonne place sans que pour autant sa valeur symbolique ait été toujours pris en considération. Pourtant, à examiner la chose de plus près : « Une mouche, bourdonnant dans un rai de soleil, revenait sans fin se poser sur le mort […] Il arrivait ceci d’étrange : posée sur l’œil du mort, la mouche se déplaçait doucement sur le globe vitreux. » Provoquant le dégoût, la mouche participe de l’inforle qui marque le rejet de la rationalité, de la philosophie et de l’esthétique, au profit de la laideur, de l’abjection et du bas matériel. Emblème de l’hétérologie, elle métaphorise l’œil bataillien investisseur des déchets de la civilisation occidentale et matérialise le regard de l’informe. Elle n’est pas seulement symbole corruption, de démoniaque et de malheur, elle a partie liée avec la vision, notamment quand elle désigne certaines pathologies ophtalmiques qu’on appelle « mouche volante ». Insecte surdéterminé dans l’histoire de la peinture, la mouche n’est pas mobilisée par Bataille pour affirmer une maîtrise technique en matière de représentation, mais au contraire pour insinuer le désordre au sein de cette représentation mentale ou visuelle. L’importance de la mouche est inversement proportionnelle à sa taille ; et ce « détail » s’avère un principe d’érosion de la forme, un processus de décomposition et de déstructuration. Matérialisation d’n défaut dans l’univers, la mouche désigne un réel irreprésentable : le réel du sexe, de la mort et de la vie. Par son pullulement, elle renvoie à l’économie générale de l’univers que domine la dépense improductive. Elle absorbe notre regard au point d’objectiver l’envers refoulé des idéalismes ; trace visuelle, sonore et tactile, d’une vie dominée par l’espèce, l’animalité et l’ordure. La mouche relève d’un plan d’immanence, elle appartient à ce fond de pourriture qui constitue le vivant indéterminé, dont la reproduction et le périssement sont des expressions. Telle indétermination ouverte au sublime de l’hétérogène qui marque les limites, de la représentation, déstabilise l’espace géométrique et perturbe la rationalité dialectique. Manifestation d’un regard insaisissable, elle est un point d’impossible que l’homme se devrait d’assumer s’il veut éviter le pire. »
Bel envoi, n’est-ce pas ?
Mais la mouche est ambivalente.
Et ce faux grain de beauté, poursuit Sébastien Galland, appelé tel sur le visage d’une femme ? « elle attirera le regard et suscitera le désir en une passion scopophilique d’autant plus trompeuse que c’est le propre du regard de l’amant qui se reflète dans ce grain de beauté qui paraît le regarder. »
En sa « matérialité crasse » (Rodolphe Perez) et « seuil, passage de l’homogène à l’hétérogène », le rat, comme cet « enfant des ténèbres » qu’est la taupe, n’avait-il pas tout pour plaire à Bataille, que « l’énorme fruit anal de viande rose cru radiée et brenneuse » du singe (analyse de Christian Limousin suivant l’animateur de la revue Documents au Zoological Garden de Londres un jour de juillet 1927) ravissait également ?
Marco Tabacchini, docteur en philosophie à l’université de Vérone, précise : la taupe est « l’image d’un ouvrage souterrain qui est, en même temps, travail clandestin et activité de conjurés », mais aussi « action aveugle entraînée par la dynamique déchirante des choses. »
Ainsi, André Breton, rêveur (et faiseur) de révolutions, ne serait-il pas assez bas-matérialiste pour Bataille, dont on sait le conflit avec le surréalisme, ne cherchant pas un nouveau système de hiérarchisation, mais une subversion des polarités ?
Allons voir du côté des méduses (Barbara Eva Zauli) et de la « pieuvre répugnante » (Madame Edwarda) se logeant entre les cuisses féminines : « Méduse est tout entière abandon, perte, sexe ambulant, pure dépense. Elle se déplace sans tête se heurtant à droite et à gauche, nouvelle locatrice du royaume d’Hadès. »
Il n’est pas possible ici de tout citer, mais l’on peut se souvenir avec Corentin Delcambre de la présence de la guêpe solitaire dans Le Coupable : « Hier l’immense bourdonnement des abeilles montant dans les marronniers comme un désir d’adolescent vers les filles. Corsages dégrafés, rires d’après-midi, le soleil m’illumine, il m’échauffe, et, rien à mort, il éveille en moi l’aiguillon de la guêpe. »
Monika Marczuk (article cheval), dont on connaît l’esprit à la fois synthétique et constellant, résume : « Sous la plume de Bataille, les animaux interviennent le plus souvent comme ce qui déstabilise, gêne ou énerve la sensibilité du lecteur. En voici quelques exemples rapides : « ces rats qui nous sortent des yeux comme si nous habitions des tombeaux », « parler d’absolu […] c’est l’aspiration des larves », « l’angoisse est le serpent », comme « la queue d’une souris filant sous un meuble », « nue comme une bête », « l’acte sexuel est dans le temps ce que le tigre est dans l’espace », « la lecture d’un livre – à supposer qu’il ait « sa chance » (son secret) – est comparable aux vers auxquels la fosse abandonne le corps », « il me semble avoir un crabe dans la tête, un crabe, un crapaud, une horreur qu’à tout prix je devrais vomir ». Le cheval n’échappe pas non plus à cette règle : « Nouer la corde du pendu avec les dents d’un cheval mort », ou « nous jugeons aujourd’hui de la beauté de la femme comme celle d’un cheval ». cependant, et malgré des contre-exemples possibles et disséminés dans l’œuvre de notre auteur, le cheval se différencie des autres créatures animales, il semble occuper une place spéciale : Bataille s’identifie à lui. »
N’oublions pas ici la proximité de Bataille et de Nietzsche, qui ne supporta pas la brutalité humaine contre un cheval dans une rue de Turin, cette vision de l’insupportable le précipitant dans la folie.
On lira également dans ce volume rare, du côté des addenda, trois lettres inédites de Bataille à sa cousine Marie-Louise Bataille datée de 1934 (présentation de Wes Wallace), témoignant de l’état moral et matériel affreux du philosophe vivant alors une liaison chaotique avec la fascinante Colette Peignot dont les crises psychologiques intenses l’obligent à arrêter tout travail intellectuel pour tenter de les contenir.
Laure (Colette Peignot) la redoutable aura également fait tourner la tête à Boris Souvarine, désespéré de leur rupture.
Tout est écrit, tout est à reprendre, dans la découverte régulière de documents jusqu’alors inconnus, dont les Cahiers Bataille sont le premier réceptacle.

Cahiers Bataille, numéro 5, textes de Francesco Agnellini, Germana Berlantini, Alex Celis, Aurore Dupaquer, Monija Marczuk, Raphaël Fèvre, Sabrina Cardone, Corentin Delacambre, Nicola Apicella, Thierry Tremblay, Caterina Piccione, Stéphane Massonet, Barbara Eva Zauli, Sébastien Galland, Michal Krzykawski, Rodophe Perez, Christian Limousin, Stéphane Neri, Marco Tabcchini, Elena Raxe, entretien avec Denis Hollier, Editions Les Cahiers, 2021, 398 pages
https://editionslescahiers.fr/portfolio/items/cahiers-bataille-5/
Comité de parrainage Julie Bataille, Denis Hollier, Jean-François Louette, Francis Marmande, Christian Prigent, Michel Surya
Comité de lecture Nicola Apicella, Elisabeth Arnould-Bloomfield, Olivier Meunier, Marie-Christine Lala, Christian Limousin, Monika Marczuk, direction de rédaction Nicola Apicella, Monika Marczuk, direction de publication Axelle Felgine, Jean-Sébastien Gallaire