
© Harry Gruyaert / Magnum Photos
L’impression générale est celle d’un continuum de lumière en 144 photos couleur.
Nous sommes à Tokyo, à Binche, à Venise, à Paris, à New York, à Anvers, à Istanbul, à Cologne, à Montréal et dans bien d’autres lieux, mais peu importe, il ne s’agit pas de faire la cartographie d’un espace donné, mais plutôt de ressentir leur unité, comme si un même esprit les nimbait de clarté.
Avec Between Worlds – troisième livre chez Atelier EXB après Roots, en 2018, et India, en 2020 -, le photographe Harry Gruyaert, membre de l’agence Magnum, revisite ses archives et dissout les frontières.

© Harry Gruyaert / Magnum Photos
Il ne s’agit pas du regard, à la façon de Victor Segalen, d’un exote au parcours circumterrestre, c’est-à-dire d’un voyageur observant la différence radicale entre les cultures, mais d’un voyageur saisissant la merveille dans le divers sans perdre conscience des correspondances entre elles et de ce qui les lie dans une sorte d’alchimie lumineuse.
Maître des couleurs, à la manière de Saul Leiter, Harry Gruyaert observe un monde blasonné, et l’héraldique d’une réalité bien plus enchanteresse que d’attraction morose.
Ici, le document précisément situé recule devant la double dimension picturale et cinématographique d’un quotidien relevant au fond de l’imaginaire et d’une forme de rêve éveillé.

Nous sommes des somnambules, nous vivons peu, et les couleurs sont peut-être comme le rappel d’une extase possible dans ce qu’on appelle trop vite le banal ou l’ordinaire.
Le goût du photographe pour les multiples fenêtres dans le cadre, les effets de miroir, et les mises en abyme, relève d’un baroquisme témoignant justement de l’appréhension permanente du théâtre du monde, notion chère à Shakespeare comme à Corneille, ou aux sages gnostiques enseignant dans les écoles de Mystère.
Le titre est celui d’un film de Victor Erice, datant de 1992, mais il me semble parfaitement correspondre à l’idiosyncrasie de l’artiste belge, Le Songe de la lumière.
Il y a interpénétration entre les espaces du dehors et ceux dedans, une sorte de porosité générale dans la fête des apparences rassemblées depuis 1975.

© Harry Gruyaert / Magnum Photos
On est silhouette, ombre, personnage furtif en quête, comme chez Pirandello, d’un auteur qui saura nous proposer des lignes de sens.
Le motif de la croix se dessine régulièrement dans les images de Between Worlds.
En ses vitraux relevant d’une théologie de la lumière, voulue ou non, Harry Gruyaert serait-il un photographe catholique ?
L’hypothèse est levée, et il n’est pas absurde de se demander si la notion d’âme est fantaisiste ou pas.
En attendant le jour de notre salut – ou de notre damnation -, et la réponse à cette question, on peut simplement contempler chaque photographie comme un tableau aux multiples entrées, ne pas s’effrayer de notre incommunicabilité constitutive, et comprendre la nature illusoire de notre identité première, nous qui sommes ces animaux humains se croyant expulsés du jardin d’Eden.
Mais Harry Gruyaert nous le rappelle : au commencement était la vibration de lumière.

Harry Gruyaert, Between Worlds, texte David Campany, éditions Nathalie Chapuis, assistée de Hugo Lefilleul, conception graphique Colette Aguettaz, Atelier EXB, 2022, 144 pages
Magnifique !
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