Francesca Woodman et Vivian Maier, apparaître en disparaissant, par Marion Grébert, historienne de l’art

Francesca Woodman, Depth of Field, Providence, Rhode Island, 1975-1978 ©2022 Woodman Family Foundation / ADAGP, Paris

« Je ne sais pas d’où me vient que je m’intéresse surtout à des êtres dont l’énigme de leur vie stimule l’écriture tout en semblant se dérober constamment à la biographie. J’ai une admiration particulière pour les femmes qui sont parvenues à se rendre visibles en ne cessant pas de nous échapper. Si je devais n’en citer que trois, ce serait elles : Emily Dickinson (1830-1886), Francesca Woodman (1958-1981) et Vivian Maier (1926-2009), dans l’ordre où les événements sont venus par hasard me les présenter. Elles sont américaines. La première est poète, les deux dernières sont photographes et ont réalisé une œuvre foisonnante d’autoportraits. »

Publié à Strasbourg par L’Atelier contemporain, Traverser l’invisible, de Marion Grébert est une réflexion passionnante et très personnelle sur l’outil photographique comme instrument de réappropriation de soi de la part d’artistes faisant essentiellement des autoportraits, Francesca Woodman et Vivian Maier.

Vivian Maier, Self-portrait, New York, Février 1955 © Estate of Vivian Maier, Courtesy Maloof Collection and Howard Greenberg Gallery, New York

Prenant en compte la longue histoire des figurations féminines, et les apports de Michelle Perrot quant à l’histoire des femmes, cet ouvrage pointe l’événement majeur d’auteures pouvant se représenter elles-mêmes en-dehors du statut de muse, d’odalisque ou de coquette dans lequel l’iconographie construite par les hommes les a enfermées. 

Francesca Woodman se suicida à vingt-deux ans, se confondant par son dernier envol avec la figure de l’ange qu’elle aimait imaginer, tandis que Vivian Maier multipliait les prises de vue et les pellicules dans une volonté obstinée de témoigner de sa présence, sans pourtant rendre son œuvre publique.

A l’origine de notre naissance, et nous assistant bien souvent lors de notre dernier voyage – que l’on songe aux veilleuses et pleureuses de la tradition -, les femmes ont été l’objet depuis le paléolithique, rappelle Marion Grébert, d’une attention figurative importante, que les photographes depuis l’invention du médium complètent en tournant l’objectif sur elles-mêmes durant bien d’autres moments de la vie.

©Marion Grébert

D’abord issues de la bourgeoisie européenne et nord-américaine, ces artistes ont un point commun : elles réalisent des autoportraits.

Il y a chez Francesca Woodman une dialectique entre présence et effacement de soi, apparition et disparition – dans les matières, ou la lumière aveuglante -, mais aussi chez Vivian Maier photographiant sans cesse pour finalement se dérober à la visibilité.

Affirmer sa présence tout en s’échappant du champ de la visibilité, à la façon d’Adrian Piper (série Food for spirit, 1974), le regardeur devenant Orphée au moment de regarder Eurydice dans les royaumes souterrains.

Jusqu’où pouvons-nous voir l’objet de notre amour ?

Marion Grébert pose cette hypothèse : « La photographie féminine d’autoportraits serait la pratique et la figuration de ce qu’Orphée a cherché à voir en se retournant. »

©Marion Grébert

Concevant la photographie comme une chambre – on comprend la polysémie du mot-, lieu d’intimité, de retrait, de solitude, voire une alcôve, l’auteure mêle notations autobiographiques (elle réalise aussi des autoportraits) et analyses sur l’art de disparaître en se montrant.

Le motif si fécond de la femme à la fenêtre est étudié, en peinture (Caspar David Friedrich, qui montre le vaste paysage comme un espace intérieur) comme en photographie (Lady Clementina Hawarden).

« Un jour, confie Marion Grébert qui aurait aimé être marin, je me suis trouvée nue à la fenêtre du dernier étage d’un hôtel qui surplombe un boulevard très passant de Paris. Je riais que personne ne lève les yeux vers moi. Depuis, quand il m’arrive de revenir dans le quartier, je regarde cette fenêtre du dernier étage. Je ne peux m’empêcher de vérifier si je m’y aperçois, et si je m’y souris. J’imagine : de quoi aurait eu l’air une photographie de cette scène avec un retardateur depuis la rue ? ou depuis mes yeux ? et depuis le lit, dans mon dos ? »

Vivian Maier vécut comme gouvernante, logeant donc chez ses employeurs tout en se créant une vie parallèle fascinante.

Elle se photographie des centaines de fois dans la rue, faisant de l’espace public un territoire presque clandestin, ou une chambre à elle, pour paraphraser Virginia Woolf, quand Francesca Woodman aborde peut-être davantage le territoire des fantômes et du corps magnétique (son aura).

©Marion Grébert

Le destin d’Emily Dickinson l’ascétique est rappelé par une phrase, si belle, si juste, de sa sœur Emily : « Elle était le membre de la famille dont le seul devoir était de penser. »

Les derniers mois de sa courte vie, Francesca Woodman ne cessait de s’échapper, d’être introuvable, alors que Vivian Maier, qui se couvrait de faux noms, avait probablement renoncé à être connue.

Que comprendre ? Que conjecturer ?

La tâche de visibilité était-elle trop difficile à atteindre, ou, plus certainement, l’exil intérieur dépassait toute satisfaction, politique, à occuper une place vacante dans l’histoire des femmes ?

Le nu n’est-il pas notre dernier masque ?

Comment aller à l’essence ?

©Marion Grébert

Où se cache l’âme ? Dans la multiplicité de nos visages exposés ? Dans la mobilité de notre corps ?

Il y eut les apostrophes muettes des portraits du Fayoum (lire Jean-Christophe Bailly), mais il y a désormais, depuis le milieu du XIXème siècle, une postérité possible du visage féminin.

« La photographie, avance la pensionnaire de la Villa Médicis, a engendré un posthume féminin, condition première de l’auctorialité : celle de pouvoir laisser après soi non seulement une œuvre, mais aussi son visage. »

L’eau et les rêves de Gaston Bachelard est aussi cité.

Ce qui est dit est merveilleux et interrompt toute parole : « aimer une image, c’est trouver sans le savoir une métaphore nouvelle pour un amour ancien. »  

Marion Grébert, Traverser l’invisible, Enigmes figuratives de Francesca Woodman et Vivian Maier, chargé d’édition Clément Willer, conception graphique Juliette Roussel, L’Atelier contemporain, 2022, 240 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/mot/marion-grebert

https://www.editionslateliercontemporain.net/collections/essais-sur-l-art/article/traverser-l-invisible

Marion Grébert est pensionnaire à la Villa Médicis (Rome) jusque fin août 2023

https://villamedici.it/fr/residences/marion-grebert/

https://www.leslibraires.fr/livre/20907492-traverser-l-invisible-enigmes-figuratives-de-f–marion-grebert-l-atelier-contemporain

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