Francis Bacon, au bord de l’abîme, par Gilles Sebhan, écrivain

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Francis Bacon (1909 – 1992), Autoportrait, signé, titré et daté 1975, huile sur toile, 35,5 x 30,5 cm

« Avant que de l’avoir vu, je sus que Stilitano, et lui seul, était pris, visiblement égaré dans les couloirs de verre. Personne ne pouvait l’entendre mais à ses gestes, à sa bouche, on comprenait qu’il hurlait de colère. Rageur il regardait la foule qui le regardait en riant. L’ombre qui soudain recouvrit toutes choses et les gens c’était l’ombre de ma solitude en face de ce désespoir car, n’en pouvant plus de hurler, de se cogner aux glaces, résigné à être la risée des badauds, Stilitano venait de s’accroupir, indiquant ainsi qu’il refusait la poursuite. » (Jean Genet)

En juillet 1964, Pierre Koralnik tourne en noir et blanc pour la Radio Télévision Suisse (RTS) un documentaire stupéfiant sur Francis Bacon alors âgé de cinquante-quatre ans.

Le documentaire ne dure que vingt-et-une minutes, mais le peintre d’origine irlandaise n’a peut-être jamais été le plus vrai dans un film le prenant pour protagoniste.

On le voit dans son atelier de Reece Mews – ancienne écurie située à Londres – entouré d’une cour d’amis, voyous, semi-voyous ou simplement belles gueules, de plus en plus ivre, de plus en plus dément, évoquant les Euménides, le mal, la mort.

Son amant Georges Dyer est là, qui périra quelques années plus tard, en 1971, dans une chambre d’un hôtel parisien, alors que le peintre inaugure une vaste exposition au Grand Palais.

Ces images ont été regardées à fond par Gilles Sebhan, qui les explore dans Bacon, juillet 1964, ouvrage construit comme une enquête et commençant par quelques photogrammes du film.  

En 1964, Bacon, qui vient d’avoir sa première grande rétrospective voyageant en Europe à partir de la Tate Gallery est au sommet de son art.

Bacon a beaucoup détruit, c’est une méthode de travail, un système brutal indispensable pour préserver le plus brûlant.

Le peintre, violenté par son père pour avoir, dit-il, été surpris en train de se travestir à l’adolescence, semble hanté, par la culpabilité et une sorte de malédiction conduisant à la mort nombre de ceux qui l’approchent de trop près.  

Il y a ici de la sorcellerie, des histoires de coup répondant à un penchant masochiste, des mâchoires édentées et de la tragédie grecque.

Bacon, visage éclairé par une ampoule nue comme dans l’un de ses tableaux, parlant en français comme on se libère : « J’ai perdu toutes mes dents avec mes amis. »

Les meilleurs amis sont-ils ceux qui cognent le mieux ?

Je lis « rire malade », « envoûtement », « incantations des forces occultes », « appel de spirite » et, le mot est bien entendu d’André Breton, beauté convulsive.

Pour créer, Bacon, qui aimait se farder et porter du rouge à lèvres, a besoin du chaos dans son atelier, Gilles Sebhan interprétant la multiplicité des cercles (parfois effectués avec des couvercles de poubelles) et quadrilatères dans son œuvre comme des formes symboliques apotropaïques.

Il danse dans le miroir piqueté de son atelier-capharnaüm, sa présence est électrique, ses tableaux sont des théâtres de sacrifice, exacts dans la déformation.

Il joue et cherche à « se refaire » (dixit), chaque jour, arrache les pages de magazines – il s’agit de conjurer l’image imprimée par la toile -, relit Shakespeare, Conrad, Nietzsche, T.S. Eliot, Eschyle, pense à Vélasquez.

« On dit que Bacon n’aimait pas être vu en train de peindre parce qu’il faisait des choses bizarres, weirds things, avec la toile. Il tourbillonnait et frottait la toile comme par mégarde, il lui hurlait dessus avec de la peinture pour tenter d’obtenir quelque chose. C’était toute une pantomime. »

Pour aller vers la vérité de la figure, il faut voir ses blessures, ses déchirures internes.

On se presse autour de Bacon, les vautours sont nombreux, le peintre est un bout de viande au milieu d’une arène.

Gilles Sebhan constate que le film de Pierre Koralnik se dérègle et que tout menace de le faire sombrer alors que le peintre est maintenant complètement saoul : « Les dernières minutes sont presque insupportables. Bon, mais qu’est-ce que c’est l’existence ? demande le journaliste, d’un ton ferme, comme un juge à l’interrogatoire, comme un juge aussi vindicatif que ceux qu’on trouve dans les romans de Kafka. La question est impossible. Elle est faite pour rendre fou. On ne sait pas comment on a pu en venir à une telle question mais c’est l’aboutissement de vingt minutes de tension délirante. »

Chaplin aura le dernier mot : « J’ai tout de suite su que c’était un grand homme. Il ne se souciait de rien ni de personne ! J’ai pensé que cet homme était si profondément pessimiste qu’il pouvait se permettre d’être magnifiquement frivole. »

Gilles Sebhan, Bacon, juillet 1964, collection « La Brune », Editions du Rouergue, 2023, 128 pages

https://www.lerouergue.com/auteurs/sebhan-gilles

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