
« Les livres de Pasternak, de Mandelstam, sont peut-être remarquables, mais c’est de la poésie de chambre qui n’allumera pas une création nouvelle, des mots qui ne mettront pas en mouvement, ne réduiront pas en cendres les cœurs des générations, ne feront pas une trouée dans le présent. » (Roman Jakobson)
Traduit du russe par Marguerite Derrida, La génération qui a gaspillé ses poètes, de Roman Jakobson, est un texte excellent.
Publié d’abord en 1931 dans le recueil La mort de Vladimir Maïakovski, repris par l’auteur dans Question de poétique (Seuil, 1973), que connaissent bien – normalement – tous les khâgneux et les passionnés de littérature, cet hommage à l’immense écrivain russe est un éloge vibrant de la poésie comme refus de l’engourdissement quotidien et des conventions asphyxiantes.
Incarnant une poésie lyrique et révolutionnaire, aussi bien dans le propos que dans la forme, Maïakovski fut un génie assassiné.
Il ne fut pas le seul, la génération ayant inventé la poésie d’après 1910 étant sacrifiée sur l’autel du despotisme et de la terreur.
« Exécution de Goumilev (1886-1921), écrit douloureusement Jakobson, longue agonie spirituelle, tortures physiques insupportables, mort de Blok (1880-1921), privations cruelles et mort dans des souffrances inhumaines de Khlebnikov (1885-1922), suicides prémédités de Essenine (1895-1925) et de Maïakovski (1894-1930). C’est ainsi que les années 20 de ce siècle ont vu mourir, à l’âge de trente à quarante ans, les inspirateurs d’une génération, et pour chacun d’eux, la conscience d’une fin irrémédiable, avec sa lenteur et sa précision, fut intolérable. »
Plus loin : « Khlebnikov savait qu’il était en train de mourir, il se décomposait vivant, demandait des fleurs pour ne pas sentir la puanteur : il écrivit jusqu’à la fin. »
Maïakovski ne voulait pas montrer l’être humain abstrait, mais l’homme en général, physiquement présent, concret et puissant dans ses désirs, comme lamentable dans ses renoncements.
Le poète écrit pour tous, ou personne.
Si les vers, affirme-t-il en substance, ne touchent que les initiés, autant s’arrêter d’écrire.
La routine de la vie sociale ? Pas pour lui.
La platitude et le confort ? Pas pour lui.
La consommation comme dérivatif ? Pas pour lui.
Son mot d’ordre : « Mettez la question de l’existence quotidienne à l’ordre du jour. »
Le poète, qui prône la révolution, qui ne triche pas, s’expose entièrement, sa mort étant ainsi peut-être le signe de sa réussite le thème du suicide gagne son oeuvre.
Ecoutons-le : « Être bourgeois, ce n’est pas avoir un capital et jeter des pièces d’or par les fenêtres. C’est le talon des cadavres sur la gorge des jeunes gens, c’est la bouche bâillonnée des boules de graisse. Être prolétaire, cela ne veut pas dire être noir de charbon, être celui qui fait tourner les usines. Être prolétaire, c’est aimer l’avenir qui fait sauter la boue des sous-sols – croyez-moi. »
La poésie n’est pas un dessert, c’est pour Maïakovski le flamboyant une baïonnette, et le langage même de l’amour : « Tout-puissant, tu as inventé une paire de bras, / tu as fait / que chacun ait une tête, – / pourquoi n’as-tu pas fait / qu’on puisse sans souffrances / embrasser, embrasser, embrasser ? ! »
Le paradis existe, la vie miraculeuse outrepasse de loin la cuisine du bonheur personnel.
Mais une fatalité de mort, se demande Jakobson, pèse-t-elle sur la vie spirituelle russe ?
Maïakovski encore (poème à apprendre par cœur dès l’entrée en sixième, dans une logique d’interdisciplinarité qui ravira les inspecteurs) : « Construire une locomotive ne suffit pas – / elle fait tourner ses roues et s’enfuit. / Si le chant ne fait pas trembler la gare, / à quoi sert le courant alternatif ? »

Roman Jakobson, La génération qui a gaspillé ses poètes, traduit du russe par Marguerite Derrida, Allia, 2023, 80 pages
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