
Egon SCHIELE – Schlafendes Mädchen (Portrait d’une jeune fille endormie), 1909 – Gouache, pastel et crayon sur papier, 22 x 22 cm
« Elle avait la poitrine légère comme lorsqu’on vient d’être délivré d’un mal diffus, bercée par les soins d’une douce mélancolie. C’était comme si l’on pleurait, comme si un nœud douloureux, serré pendant de longues années, se défaisait enfin… enfin. »
C’est l’histoire d’une innocente dans un monde coupable.
A l’orée du récit magistral de Joseph Roth, Le miroir aveugle, après une extase vécue sur un banc du Prater, à Vienne, le sang coule entre les jambes de la petite Fini.
Une extase, ou un malaise, un rapt par le vide.
Ce n’est pas un crime, c’est la vie qui vibre, chaude et un peu gluante, la coulée d’un chant très ancien transmis de femme en femme.
Une silhouette frêle traverse la ville glorieuse, il lui faut pour la protéger des bras, ou une grande maison, solide, indubitable.
Ecrit avec une grande subtilité concernant les émotions et les flux de conscience traversant le corps et l’esprit d’une jeune fille, très souvent au style indirect libre, Joseph Roth approche en dix-neuf courts chapitres la beauté et les malheurs d’une vie minuscule.
Le mouvement général est dialectique : à chaque bonheur son poids de malheur, à chaque élévation sa chute, à chaque répit le retour des difficultés.
« S’il n’y avait pas le couloir où il fallait se rendre tous les soirs, ce couloir pire que la rue, où l’on respirait les excréments des petits chats, où la concierge se tenait aux aguets ; s’il n’y avait pas sa mère rongée par le chagrin, avec son éternelle curiosité et son oreille fine et incrédule ; s’il n’y avait pas tout ça, on pourrait laisser au bon Dieu le soin du lendemain, et se reposer ce soir encore dans le lit douillet, un livre et des cartes postales sur l’édredon. »
Joseph Roth a 31 ans lorsque paraît à Berlin sa longue nouvelle, on sait quelle triste fin il aura, sa vie ayant été marquée à la fois par la grandeur et par la déchéance, à l’image d’une Europe qui s’enfonçait dans la haine et l’autodestruction.
On ressent l’influence de la psychanalyse et du travail de l’inconscient, tous ces remuements profonds en soi et l’inconnaissable du désir.
« Roth, écrit son préfacier et traducteur Nicolas Waquet, donne l’impression que son histoire progresse moins en ligne droite qu’en spirale ; une spirale hypnotique, ascendante, vu que l’héroïne s’élève toujours plus haut d’un malaise à un autre depuis celui que lui offrit un rapport différent au réel. Toutefois, les répétitions lexicales renvoient également à l’étroitesse de son vocabulaire et à celle d’un champ de perception très réduit, encore très enfantin. »
La proximité de Roth avec les indigents et les petites gens touche, dans un monde où Dieu ne s’adresse plus qu’aux âmes déjà sauvées.
Le miroir est aveugle, car l’héroïne modeste de l’écrivain austro-hongrois trouve d’abord dans les expériences vécues, plus qu’un reflet de ses représentations, l’énigme de son être, de sa libération comme de ses dépendances.
L’éveil de la sensualité est une joie, un trouble, un bouleversement.
« Quel plaisir de pouvoir se déshabiller seule devant le miroir de la chambre – seule, la porte fermée, comme si on avait une pièce à soi, comme la grande Tilly – et de voir vos seins pousser, blancs, fermes et couronnés de leurs pointes roses, même s’ils ne sont pas aussi gros que ceux de Tilly, qui a un petit ami et la permission de l’embrasser, ni aussi visibles sous vos vêtements ! »
Dans le silence de la pièce sombre où elle se découvre, Fini retient son souffle, percevant chaque chose avec acuité : « Elle ressentit la mort des objets inanimés, vit la lampe briller dans un brouillard, un brouillard blanc qui prit et conserva la forme d’un visage spectral qui rayonnait de l’intérieur. »
Le père est au front, qui annonce son retour, brisant la complicité nouvelle entre la fille et la mère.
Un peintre est là, amateur de femmes, qui la courtise, la possède et la délaisse, l’abandonnant nue, certes après quelques exaltations, sur le rivage souillé d’elle-même.
Fini sait et ne sait pas, le printemps l’a surprise : « Alors que le sang lui montait aux joues, Fini sentit que sa jarretière se distendait, mais il était défendu d’attraper son genou d’un geste salvateur en faisant semblant de se gratter. L’élastique distendu et le bas qui glissait eurent raison du peu de contenance qui lui restait. Des papiers s’envolèrent en tous sens. »
Plus loin : « Un homme et une femme se déshabillaient dans l’immeuble d’en face. On voyait leurs ombres derrière les persiennes. Une main étreignit la bougie d’un geste vif et ils se mirent au lit. Maintenant ils chuchotaient, comme ses parents. Fini ne sentait plus la brise nocturne. Des cercles rouges dansaient devant ses yeux. Du sang lui coula soudain le long de la cuisse. Le bout de ses seins se dressa, pointant vers le dehors, vers les locomotives, les sifflements et les étoiles. »
Noblesse ; avilissement.
Faveur ; saccage.
Allégresse ; brutalité.
Désir ; mort.
Un homme marche à ses côtés, elle triomphe, il triomphe, ils se frôlent, ils sont amoureux, Dieu est bon.
Puissance à deux ; solitude.
Enlacements ; abandon.
« Il lui mordit les lèvres de ses dents acérées et, comme une immense jubilation, effrayante, étourdissante et douloureuse, il la pénétra. Elle le sentait à l’intérieur, brûlant, fusionnant avec son corps et pourtant étranger : un hôte en elle qui en elle est chez lui. Fini revint lentement à la réalité. Ludwig l’embrassait doucement, fatigué. Elle avait l’impression qu’il lui léchait le visage d’une langue chaude et sèche, lui, Ludwig, l’homme, un animal soumis, reconnaissant. »
Puis, après quelques pages et soupirs : « Une ou deux fois par semaine, ils couchaient ensemble sur le sofa, dans l’atelier. Fini se donnait en silence, triste, cachant ses pleurs, comme lorsqu’on fête en grimaçant l’anniversaire d’un malade qui ne passera pas l’hiver. »
On ne le sait pas d’abord, mais un jour, dans une foule, un café, au travail, on croise la mort : nous sommes désormais choisis, désignés, mais nous mourrons peut-être noyé ou assassiné des mois ou des années plus tard.
Ou demain, tout à l’heure, dans quelques minutes.

Joseph Roth, Le miroir aveugle, traduit de l’allemand et préface de Nicolas Waquet, Rivages, 2023, 108 pages
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