La route, et rien autour de soi, Victor Segalen, par Christian Doumet, écrivain

« On ne sait pas ce qui pousse un homme vers son extrême orient. Ce qui fait fleurir sur une vie ce sentiment de réclusion, cette insatisfaction, cette impatience. »

Segalen, de Christian Doumet, n’est pas une biographie de plus du grand écrivain français né à Brest en 1878, et retrouvé mort en 1919 dans la forêt de Huelgoat, un exemplaire de Hamlet près de lui, mais une coupe dans une fantasmagorie, une équipée un peu sauvage au contact d’une vie d’exception et de mélancolie.

C’est en somme un voyage dans un destin, certes comportant des informations précises, factuelles, mais surtout donnant, par la langue, la sensation d’une forme d’apesanteur, voire de stupeur face à ce qui est, le divers en son absolu.

Segalen a beaucoup voyagé, à Tahiti sur les traces de Gauguin, et en Chine, naviguant comme médecin de la marine nationale française, en 1909, 1914 et 1917, son œuvre est elle-même une aventure aux confins de l’expression, une tentative de saisie de l’immémorial par les mots de la tradition et l’invention verbale.

L’auteur de Hommage à Saint-Pol-Roux écrit : « Il subsiste au milieu des champs une bête vivante et blessée, ouvrant la bouche et miaulant depuis deux mille ans un cri de pierre… avec un geste de rage dont la pluie n’a pu effacer le contour. »

Version entièrement remaniée du livre Passage des oiseaux pihis, paru aux éditions Le Temps qu’il fait en 1996, Segalen est l’œuvre d’un savant – il a rédigé l’édition des Œuvres de Segalen dans la Bibliothèque de la Pléiade -, mais dont l’érudition se fait ici le gage d’un dépouillement, d’une en-allée vers l’essentiel de la vie vécue/rêvée.

On ouvre un livre, on prend un paquebot, on pénètre dans le monde flottant.

Comme Claudel qu’il rencontre en Chine, Segalen est trop païen, trop corporel, pour n’être qu’un fabricateur de glose.

La leçon de l’Ecole du réel est une interjection : ah !

Segalen veut entrer dans le paysage qu’il fantasme, marcher dans la lumière, et les idéogrammes qu’il apprend à tracer.

Que la langue soit cristalline, presque transparente dans sa guise d’opacité.

En Chine, Segalen, souvent accompagné, est seul.

Son corps est ardent, ses yeux brûlent, son cheval frôle des pierres de sagesse.

On va vers la mort, Segalen en a la conscience nette, mais aussi vers un opéra fabuleux, rimbaldien.

Nous traversons des lieux, des villages, des montagnes, nous les imaginons aussi, mais il se pourrait bien que ce soient eux qui nous rêvent, et nous anticipent.

Nous voyons des ruines, des effondrements, pourtant bien plus durables que peau d’homme.

On croise des âmes.

C’est d’ailleurs ainsi qu’écrit Christian Doumet : au style indirect de l’âme, de Segalen.

On est revenu, il faut repartir, il n’y a pas d’autre loi, on vit dans l’écartèlement des jambes du monde.

« Il s’active à repartir, voulant donner à ce creux qui le tarabuste, à cette faim d’une chose qu’il ne nomme pas, plus d’ampleur et de résonance. Voulant creuser hors de lui le loess de cette chose innommable dont il éprouve l’absence et qui le pousse incessamment dehors : il y a des loups en lui ; de la meute. »

Comment le creux, le vide, peut-il nous agir à ce point ?

Jacques Doucet le transforme en voilures, mais aussi en peintures.

Dans la jonque et la fumée d’opium, Segalen, qui a trente-deux ans, n’a plus que neuf années à vivre.

« Que cherche-t-il qui ne soit la bête enragée, le pays tout entier qu’elle emporte avec elle, qui doucement s’élève en esplanade jusqu’au ciel sans nuage pesant comme un sceau (il le dit presque ainsi) et posant doucement sur le livre la matrice d’une phrase : le premier mot n’est autre que cett forme qui ne galope plus, mais cède au regard, à la voix, et se couche sous nos yeux pour un sommeil de plusieurs siècles ? »

Il y a le dire, et le dit.

Christian Doumet a composé un chant, comme un coup de gong sur un petit gobelet d’argent renversé.  

Qu’en penserait Saint-John Perse ?

Mais, qu’est-ce qu’un écrivain ? « Yang lui dit que c’était un homme qui se tenait assis sur une malle un crayon à la main, une feuille sur les genoux et qui, traçant un dernier signe au bas de la page, sentait en lui s’alléger un peu la pesanteur des choses. »

Christian Doumet, Segalen, Arléa, 2022, 112 pages

https://www.arlea.fr/Segalen

https://www.leslibraires.fr/livre/21393629-segalen-christian-doumet-arlea?affiliate=intervalle

Laisser un commentaire