
Troisième livre sur le Maroc de Harry Gruyaert, après deux premières éditions épuisées (1990 et 2013), Morocco, publié par les Editions Textuel, est une merveille polychrome trouant par sa lumière le noir des jours et les désastres en cours.
« Sans doute influencé par l’approche plus cinématographique des montages photo, ce volume, écrit en préface ce maître de la couleur, présente une suite de séquences, de petits voyages, qui sont comme autant de variations sur le même thème : la fascination que ce pays exerce sur moi depuis plus de cinquante ans. »
Le photographe de l’agence Magnum (depuis 1982) a ressenti au Maroc un accord, une concorde, une unité, entre les êtres et leur environnement, comme si tout prenait place dans un ordre supérieur – une communication intime entre les gestes, les matières, les corps, l’espace.
Par l’énergétique des couleurs, Harry Gruyaert fait éprouver à son spectateur une vibration très puissante, conférant au paysage comme aux individus une présence magnétique.

©Harry Gruyaert, Magnum Photos
Les visages sont la plupart du temps dissimulés, à raison puisque la caméra, dangereuse, est une avaleuse d’âme, ce retrait des yeux accroissant paradoxalement l’intensité du visible.
Il y a une physique particulière dans la façon dont l’artiste rencontre les êtres, une tension émanant de la rareté et de la majesté sans grandiloquence des scènes vues.
De la géométrie, un ordre transcendant faisant quelquefois penser à la peinture de Giorgio De Chirico, une forme de surréalité : comment ne pas penser au mage Henri Cartier-Bresson initié aux hasards objectifs dans les cafés de la place Blanche à Paris ?
« Au Maroc, dans les campagnes plus que dans les villes, confie d’ailleurs le promeneur attentif, on a l’impression que les mêmes gestes, les mêmes événements se reproduisent d’un jour à l’autre, voire d’une année à la suivante. Ainsi, j’avais fait à Asilah une photo où l’on voyait un homme portant un fez passer dans la rue avec une expression très sérieuse ; de retour en France, j’avais retenu cette image comme l’une des plus fortes de mon séjour. Un ou deux ans après, je suis retourné à Asilah à la même époque de l’année, dans la même rue, sans doute à la même heure, et je n’en ai pas cru mes yeux : le même homme arrivait dans la rue, avec le même fez et la même expression nerveuse que la première fois ! J’ai eu l’impression stupéfiante de voir ma photo en mouvement, un peu comme si cet homme venait de me voler une image que je connaissais par cœur… alors que bien sûr l’inverse était vrai. »
Instants magiques.

©Harry Gruyaert, Magnum Photos
Il y a chez Harry Gruyaert une pudeur, voire une timidité, doublée d’une conscience aiguë de la nécessité d’entrer en relation avec les paysages et les êtres par le corps-médium, entre incarnation et oubli de soi.
Qu’elle soit prise à Tanger, Essaouira, Erfoud, Zagora ou Marrakech, chaque image de Morocco donne le sentiment de révéler l’essence d’un pays – certes en profonde mutation -, loin de tout sociologisme.
Le photographe belge parle pour évoquer son esthétique d’un « théâtre imaginaire », ce qui est très perceptible dans la dimension quasi magique des tableaux qu’il compose, ou qui se composent devant son objectif.
Des pâtres, des terres noires, des habitations touchées par la lumière.
Dieu est-il là ? Peut-être, probablement, oui.
Mystère des corps enveloppés dans leur burnout.
Des habits traditionnels, et des regards de toujours (des enfants).
Pieds nus sur le bitume, fagots d’or et vêtures sombres.

Un âne fixe le contemplateur tandis que des ouvriers travaillent dans l’immensité.
Par séquences de deux, trois ou quatre images, Harry Gruyaert saisit le film de l’existence dans le cycle des jours se répétant.
Un campement, un câble électrique, des hauteurs.
Tapis en paille, ciel d’un bleu très pur, activités rurales.
Roches rouges, tissus rouges, turban rouge.
Orange d’un porche en brique, orange des ongles d’une femme à la peau ébène, orange d’un chiffon.
Scènes de marché, chaos organisé, harmonie des corps dans l’espace.
Ombres gigantesques, murs enluminés, temps suspendu.
Harry Gruyaert est un coloriste majeur, mais la couleur n’est pas chez lui une joliesse ou l’agrément d’un décor, c’est un acmé de vie, une énigme, une pointe d’éveil, comme un pétillement de conscience.
Il ne s’agit pas ici de photoreportage, mais d’art, c’est-à-dire d’une cosa mentale troublante et envoûtante.

Harry Gruyaert, Morocco, texte Harry Gruyaert, édition Manon Lenoir, design graphique Agnès Dahan Studio, fabrication Camille Desproges, Editions Textuel, 2023, 208 pages
je suis ce photographe depuis longtemps fasciné par le coloriste et son intimité avec son regard et le regard des autres
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