
« Dommage, dit-il, magnanime. L’attaque n’était pas mal menée du tout. A vrai dire, pour un dilettante, ce monsieur est remarquablement doué. »
Durant le confinement, reclus dans son appartement situé près des étangs d’Ixelles (Bruxelles), Jean-Philippe Toussaint s’est astreint, luttant contre « la hantise du désoeuvrement », à l’exercice quotidien de la traduction, l’écrivain ayant appris sérieusement l’allemand, à Berlin, au début des années 1990.
Un exercice ou une ascèse : traduire Schachnovelle, le court roman de Stefan Zweig, publié à titre posthume en 1943, connu en français sous le titre Le Joueur d’échecs, en le passant au tamis de son style aux pointes si caractéristiques, parfois tintinesques : « Où commencent les échecs, où finissent-ils ? N’importe quel enfant peut en apprendre les rudiments, n’importe quel niquedouille peut s’y essayer. » / « D’ailleurs, quel charme cela pouvait-il avoir pour un champion du monde de se mesurer à des patates comme nous ? » / « Pour des ‘patates’, il n’y a pas de honte à se faire étaler par un Czentovic. » / « Mais, même les pensées, aussi insignifiantes peuvent-elles sembler, ont besoin d’un appui, au risque de partir en vrille et de tourner vainement sur elles-mêmes. » / « Tout son corps se mit à trembler et, à peine Czentovic eut-il lâché le Cavalier qu’il avança énergiquement sa Dame et dit à haute voix, triomphant : ‘Et voilà, c’est plié !’ »
C’est l’histoire d’un fils de batelier devenu champion du monde d’échecs, disputant sur un paquebot en partance pour Rio une partie mémorable avec un joueur inattendu ayant appris à jouer dans des circonstances dramatiques liées à la Seconde Guerre mondiale. Deux caractères, deux esthétiques, deux façons de s’engager dans le monde.
L’un est suffisant, autocentré jusqu’au grotesque, taiseux au suprême (Czentovic), l’autre d’essence aristocratique, plus fébrile, non moins génial (le docteur B.).
Ecrit au Brésil lors de son exil, Schachnovelle est le dernier texte écrit par Stefan Zweig – qui se suicide en février 1942 -, sa dimension testamentaire ne peut être ignorée.
Dans L’Echiquier, les soixante-quatre cases du plateau d’échec deviennent pour Jean-Philippe Toussaint les chapitres d’une existence où l’enjeu est de taille : ne pas être mis mat trop tôt.
Case 1 : « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement. »
Le procédé, perecquien, est efficace : voici l’échiquier de la mémoire d’un écrivain ayant fait en 1985 une entrée fracassante dans la littérature française avec La salle de bain – une petite vingtaine d’autres titres depuis aux Editions de Minuit.
Un écrivain avouant sa « quête épuisante de la perfection » (case 8), depuis l’enfance.
Ne pas faire de faute, ne pas tâcher, ne pas déchoir.
Comme souvent chez Jean-Philippe Toussaint, les réflexions les plus abouties se conjuguent avec une féérie de détails triviaux savoureux relevant de l’auto-ironie : « Je suis arrivé en mauvais état à Ostende. J’avais super mal aux jambes. J’étais chargé, très grosse valise, mallette bleue qui contenait mon manuscrit, sac à dos de piscine avec maillot de bain, claquettes en plastique, bonnet de chez Speedo, gel douche à l’aloe vera. » (case 10)
Dans la famille Toussaint, on a mal aux jambes, c’est transgénérationnel, mais, gare aux moqueurs, l’écriture est plus véloce, et piquante (lire sa réponse impitoyable à une jeune lectrice ne l’ayant à son goût pas suffisamment bien compris), que l’arthrose.
« La première fois que j’étais venu voir le docteur Praggnanadhaa, il y a déjà quelques années, il m’avait diagnostiqué une DMLA, dégénérescence maculaire liée à l’âge. On se croit jeune, on l’est encore sans doute, mais certains signes objectifs – et je ne parle pas de mes jambes, je ne parle jamais de mes jambes au docteur Pragganandhaa – montrent qu’on s’achemine doucement vers la vieillesse, voire qu’on a déjà un pied dedans, voire les deux jusqu’aux chevilles, les jambes du pantalon relevées, comme à Ostende, et qu’on ne s’inquiète pas encore, qu’on se délecte même, insouciant, les pieds dans l’eau, à barboter ainsi dans la fraîcheur du merveilleux élément liquide qui nous entoure les mollets et masse la vieille chair usée de nos pieds au bord de la mer du Nord. C’est de la thalassothérapie, les premières heures de la vieillesse. » (case 38)
La décrépitude bien sûr, nous la connaissons et connaîtrons tous, mais il y a les souvenirs, l’enfance ininterrompue, le jeu.
Passionné depuis son plus jeune âge par les échecs, Jean-Philippe Toussait se rappelle avoir fréquenté, à Bruxelles, la librairie spécialisée de son ami Gilles Andruet (fréquenter attentivement le dernières cases du jeu), lisant et étudiant les ouvrages indispensables à sa formation – l’auteur de ce livre ira jusqu’à rencontrer Arthur Youssoupov (oui, vous avez bien lu, Arthur Youssoupov).
Comment sortir lorsque l’on est enfermé ? Par quelle case ? quelle stratégie ? quel livre ?
L’écriture est une nécessité, mais ce n’est pas une sinécure : « Mais qui le sait, ça, qui sait ce qu’on sue sang et eau quand on écrit ? Ce qui est en jeu, dans la littérature, ce sont des questions hyper spécialisées, hyper techniques, souvent d’une infinie complexité, la plupart du temps inaccessible au profane. » (case 17) / « Car si j’écris, si un jour je me suis mis à écrire, c’est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel. » (case 26) / « J’émets cette hypothèse : j’écris pour mettre au jour quelque chose d’enfoui, pour délier en moi quelque chose de noué. » (case 54)
Des réflexions sur la crise du Coronavirus – et son potentiel de réinvention de soi – se mêlent à des propos sur la traduction, la littérature (Dostoïevski, Nabokov), la vie – notamment la période des études -, la famille (« petit Jean », Anna sa fille, sa mère, son grand-père lithuanien colonel, son père directeur du Soir de Bruxelles, débarqué de son journal à moins de soixante ans, se retrouvant alors « désoeuvré »), les échecs, le ton étant parfois mélancolique (allons allons Jean-Philippe, secouez-moi tout ça) : « L’heure de l’autobiographie, pour moi, aurait-elle sonné ? » (case 22)
Nous errons dans l’océanique des possibilités existentielles, nous nous accrochons à quelques esquifs, nous allons de lieu en lieu (Barcaggio, Erbalunga, Médéa…), d’île en île (géographie de la mémoire).
Ecrit comme un work-in-progress (un journal de confinement, mais en bien mieux que cela), L’Echiquier s’interroge sur son impensé : « Je n’ai pas perçu tout de suite combien la nouvelle de Zweig rencontrait d’échos avec ce que nous étions en train de vivre en ce moment. Ce dédoublement de la personnalité, cette dualité mentale qu’éprouve le personnage de Zweig, j’ai l’impression de la vivre moi-même à Bruxelles depuis le début du confinement. » (case 35)
Comment traduire ? Comment se dire ? Comment ne pas échouer ?
« Les doutes, secrets, nombreux, informulés, que j’avais – car j’en ai – et que j’ai toujours, au sujet de l’écriture, et de l’écriture de ce nouveau livre en particulier, qui n’est pas, c’est le moins qu’on en puisse dire, confortable et rassurant, ont soudain surgi avec violence, comme si, depuis le début du confinement, ce qui m’avait fait tenir, c’est le fait de continuer à écrire sans me poser de question – et sans me relire, en tout cas sans retravailler sans fin les passages déjà écrits – et que, dès que j’avais baissé la garde un instant, je m’étais mis en danger et j’avais vacillé. » (case 42)
Parfois, souvent, on dirait du Gary, ou du Cohen : « Si je comprends bien, c’est moi qui vais devoir l’écrire, ce livre sur ma mère. » (case 44)
Case 47 : l’art et la fiction sont intimement liés.
On écrit, on cherche une source, on la trouve parfois.
« Dans ce livre, voici ce que j’ai mis à jour : mon père m’a interdit symboliquement de le battre aux échecs, mais il m’a autorisé tacitement à devenir écrivain. Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission. » (case 54)
Et partout, la présence réconfortante, chaleureuse, de Madeleine, la femme aimée.

Stefan Zweig, Echecs, traduction de Jean-Philippe Toussaint, Les Editions de Minuit, 2023, 128 pages

Jean-Philippe Toussaint, L’Echiquier, Les Editions de Minuit, 2023, 250 pages
http://www.leseditionsdeminuit.fr/auteur-Jean_Philippe_Toussaint-1460-1-1-0-1.html
