
‘Jardin d’Eden‘, Les Très Riches Heures du duc de Berry, circa 1414-1416, Frères de Limbourg
« L’homme, quant à lui, ne voit qu’elle. Il ne regarde pas le fruit, il se noie dans son regard. »
Comme Boutès, fils de Téléon et Zeuxippe, compagnon des Argonautes, il faut savoir plonger.
Savoir quitter, partir, se laisser envoûter par le chant des Sirènes, ou seulement son instinct (axe corps-cœur-étoile).
Sans regret. De tout son être.
N’est-ce pas cela sauter hors de l’ek-sistence ? N’est-ce pas cela lire ? N’est-ce pas cela écrire ?
N’est-ce pas cela apprendre à vivre, enfin ?
Poursuivant sa vaste méditation sur le jadis, Pascal Quignard a composé Les heures heureuses, douzième volume de la saga Dernier royaume.
« Dans ce livre, où je veux quitter la lettre, il me faut recueillir ces ultimes vestiges : les chiffres et les dates. Les heures qui les assemblent. »
A quelle heure meurt-on ? Avant ou après le dîner ? A l’aube ? A l’aurore ? Au crépuscule ? Au midi de la concupiscence flétrie ?
En son livre d’heures, Pascal Quignard pense paysages (L’Yonne, Jumièges, l’Eure, l’île d’Ischia, la Valserine), tempête primordiale, feu qui flambe, neige d’enfance, rouleaux de la mer, êtres aimés (l’amie Emmanuelle Bernheim), œuvres et auteurs qui comptent (Jacques Esprit, Charles de Saint-Evremond, Duc de la Rochefoucauld), mains qui cachent à peine le pubis, nuit sexuelle, ravissement (Sainte Thérèse), peinture (Eugène Boudin, François Nomé, Francisco de Goya, Georges de La Tour, Jean Rustin), rêve (François 1er à Pavie), psychanalyse (Sandor Ferenczi et l’océanique).
« Derrière tout nid il y a une coquille brisée. »
Derrière tout livre, il y a un cœur blessé.
Chaque fleur a son heure : « A sept heures, c’est le millepertuis. / A huit heures, c’est le tour du mouron. / A neuf heures, c’est le souci… »
Il y d’abord le bain d’Eros, « le jaillissement sans mantique », une femme entrant dans la mer à n’importe quel moment.
Qu’est-ce que la liberté ?
« La destitution subjective dans l’amour. / La destitution subjective dans la psychanalyse. / La destitution subjective dans la vieillesse. / La destitution subjective dans l’audition de la musique. / La destitution subjective dans la contemplation d’un paysage. / La destitution subjective dans la lecture des romans plus encore que dans celle des livres de philosophie ou des annales de l’Histoire. / / Il y aussi une destitution subjective dans l’amitié, qui n’est point nécessairement une connaissance. »
Démissionnaire de toutes fonctions officielles (comité de lecture de Gallimard, Centre de musique baroque de Versailles, présidence du Concert des Nations auprès de Jordi Savall), Pascal Quignard est un solitaire, comme ces frères jansénistes dont il aime la geste et le retrait dans le froid brûlant.
Mais aussi un frondeur, un réformé, une précieuse, un libertin.
Ses livres sont des leçons de ténèbres lumineuses, on y perd l’œil lors d’un combat sur une barricade à Paris en 1652, on y habite des maisons perdues, on y est en arrêt devant des merveilles de détails (margates normandes, méduses palmipèdes, civelles tremblantes), on y raconte l’irracontable, on y est égaré.
« Je ne sais plus comment on fait pour réserver une chambre, une place, une table. / Un jour, sans que rien serve d’avertissement ni d’indice, on est entré dans une région énigmatique. / Le pire est que ce paysage aussi a sa magie. »
La glace a gagné les mains, il est difficile de tenir l’archet du violoncelle.
Nous sommes en 1640, Monsieur Descartes vient de perdre sa petite fille de cinq ans.
Nous sommes dans la nuit du 24 août 1572, où l’on égorge les protestants – page arrachée du journal de Montaigne, trop monstrueuse peut-être pour être gardée.
Nous sommes le jour béni où des écailles tombent de nos yeux.
Nous sommes un jour d’Annonciation : « L’amour est la seule motivation, immotivée, qui se rapporte directement à l’élan de la vie. / Il est l’heur. »

Pascal Quignard, Les heures heureuses, Albin Michel, 240 pages
https://www.albin-michel.fr/pascal-quignard
