Jacques Derrida, philosopher à corps perdu, par Denis Kambouchner, philosophe

©Jean-Jacques Gonzalez

« Derrida était un corps remarquable : traits, voix, peau, regard, chevelure, épaules et gestuelle. En termes pris à Spinoza, dont il parla si peu : un individu extrêmement composé (composé d’un grand nombre d’individus eux-mêmes très composés), doué d’une grande stabilité de forme. » (Denis Kambouchner)

Pour avoir constamment étudié bords et débords de la philosophie, tout en questionnant le logos comme arche de détermination, trouée par ce qui du langage déplace et fait trembler les significations (la différance), j’ai pour Jacques Derrida la plus grande admiration.

Corps d’athlète, pensée d’athlète, endurance d’athlète, ou d’atlante.

« Il était devant vous comme un bloc de puissance et de mémoire. »

Qui connaît mal son œuvre, ou désire simplement se rappeler ce qui la structure, l’ouvrage Ecrits pour Derrida, du philosophe spécialiste de Descartes Denis Kambouchner s’avère précieux.

Colligeant six textes, composés notamment pour des colloques (Jupiter parmi nous, Être juste avec la déconstruction, La ligne générale, Le problème des classiques, La grandeur de l’auteur, et comment prendre un train, Jacques Derrida, 1930-2004), ce volume introductif à son grand œuvre retrace le parcours du philosophe cosmopolite né en Algérie, ses livres essentiels (De la grammatologie, L’écriture et la différence, La voix et le phénomène, Glas…) et ses principales inventions : déconstruction, phallogocentrisme, dissémination…

De mauvais lecteurs, et idéologues à vue courte, ont reproché à Derrida, comme à la French Theory (Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jean Baudrillard…), d’avoir accéléré notre sentiment de désorientation, quand l’auteur de Spectres de Marx n’aura cessé au contraire de débusquer les fausses évidences sous l’emploi des termes généralement usités sans retenue par l’histoire de la philosophie, et de tenter d’exposer les raisons logiques de nos aveuglements.     

Derrida était doué d’une écoute remarquable – interlocuteurs, textes analysés, repris, agrandis -, d’une précaution infinie, d’une capacité à entendre le multiple dans la fermeté de l’unité. Dé-sédimenter donc.

Pas de clôture, mais des résonnances, des échos, des liens, des amitiés.

Ouvrir les œuvres, ouvrir les dictionnaires et encyclopédies, ouvrir de nouvelles voies d’émancipation (ses dernières décennies de travail).

Ne pas commencer pour ne pas finir, mais cheminer.

Derrida, ce sont plus de cent livres en français, et des interventions un peu partout sur la planète (colloques, séminaires, combats), une façon unique de se demander constamment ce qu’est le propre, de l’homme, de l’animal, de la philosophie, de l’identité, de la langue (reprendre le si inspirant Le monolinguisme de l’autre).

Jupiter, c’était lui, et non les pauvres employés du capital se présentant comme des nautoniers.

Derrida n’est pas un assis, bien plus proche de Joyce (l’équivocité générale) et des écrivains d’importance (Artaud, Genet, Bataille) que des professeurs sentencieux se satisfaisant d’un savoir rentabilisé.

Il va vite tout en ralentissant la lecture : festina lente, disaient les Anciens.

Voici un homme trop libre pour l’université française, trop conscient des impostures, trop in(c)lassable.

Faisant entendre la perte de voix dans l’écriture, réintroduisant le souffle dans l’édifice un peu trop stabilisé de la bibliothèque, Derrida déplace les concepts admis sans retenue, obligeant chaque lecteur.auditeur à un déchiffrement permanent.

Denis Kambouchner rappelle cette formule si belle, qui caractérise l’ensemble de sa démarche philosophique et de ses positionnements éthiques : « ne pas effacer les plis ».

Denis Kambouchner, Ecrits pour Derrida, collection « Le Marteau sans maître », dirigée par Jean-Jacques Gonzalez et Eric Marty, ouvrage édité par Didier Laroque, éditions Manucius, 128 pages

https://manucius.com/produit/ecrits-pour-derrida

https://www.leslibraires.fr/livre/22772812-ecrits-pour-derrida-denis-kambouchner-manucius?affiliate=intervalle

Laisser un commentaire