L’humain, étranger au monde, par Günther Anders, philosophe

Le champignon de Baker, deuxième essai nucléaire sur l’atoll Bikini aux Îles Marshall, par les Etats-Unis, le 25 juillet 1946 (opération Crossroads)

« Être libre, cela signifie : être étranger ; n’être lié à rien de précis ; n’être taillé pour rien de précis ; se trouver dans l’horizon du quelconque : dans une attitude telle que le quelconque puisse être aussi rencontré parmi d’autres quelconques. Dans le quelconque, que je puis trouver grâce à ma liberté, c’est aussi mon propre moi que je rencontre ; de même, pour autant qu’il est du monde, il est étranger à lui-même. »

Il y a chez le philosophe Günther Anders (1902-1992) une rage d’antimoderne doublée d’une conscience d’alerte considérable – quant à la prise de pouvoir par la Technique, la catastrophe nucléaire, les processus opérant l’évacuation des humains -, qui ne laisse jamais ses lecteurs se satisfaire du confort de la raison simplement raisonneuse ou raisonnante.

Après L’Obsolescence de l’homme (tome II), La violence : oui ou non, et quelques autres titres, les éditions Fario publient l’inédit en français L’humain étranger au monde, sous-titré Une anthropologie philosophique, recueil important qui regroupe – liste non exhaustive – essais, travaux préparatoires et divers articles sur le progrès, le besoin, les valeurs culturelles, le sommeil ou l’œil.

Günther Anders pense l’humain comme « animal élargi », et ne cesse, avec le ton d’impertinence, voire d’insolence imprécatoire qui le caractérise, de comparer l’humain au pou, à la guêpe paralysante, à la mouche bleue ou au cheval, s’interrogeant sur le propre de chacun.

Si l’animal entre directement dans le monde sans extériorité, il en va bien différemment de l’humain, ayant besoin d’expériences pour se l’approprier – position kantienne d’une connaissance a posteriori -, venant au monde « isolé », n’y étant pas encore vraiment intégré, trop peu apte dès la naissance à en comprendre les lois et les fonctionnements, notre liberté provenant paradoxalement de cette inadéquation nous demandant de développer une puissance entée sur un questionnement permanent.

Nous naissons inaccomplis, friables, quand l’animal est en quelque sorte solide.

Nous errons, étrangers au monde, quand l’animal l’habite – pour Heidegger, auquel s’oppose souvent l’ex-mari d’Hannah Arendt, il nous faudra pour cela, non le langage ou la simple langue de communication, mais la poésie comme fondement le plus intime.

Nous – homo faber – avons la praxis, quand l’animal est d’emblée l’une des composantes agissantes du monde.

Nous représentons, il se présente, pleinement.

Nous connaissons l’absence, il souffre du manque.

Nous n’existons pas vraiment, en éprouvons parfois de la honte, il surabonde et s’identifie avec lui-même.  

Nous créons le nouveau, il se plaît dans l’itération.

Nous développons des relations particulières, les siennes sont absolues.

Nous avons soif de gloire, il continue à fouir, ou grogner, et tourner dans les nuées.

Nous cherchons à nous correspondre ou rassembler, il ne connaît pas l’état de crise et de dissolution de lui-même.

Nous bâtissons des ontologies, il se meut dans l’intransitivité.

Nous pleurons le sein maternel, il l’éjecte sans retour.

Notre corps est à la fois masculin et féminin, il est mâle ou femelle.

Nous sommes jetés dans le temps, il est anhistorique.

Nous nous débattons dans la discrépance, il chante, stridule, croasse superbement.

Nous nous domestiquons, il jouit du sauvage.

Dans un enthousiasmant dialogue philosophique daté de 1988, et présenté comme une interview ayant réellement eu lieu, Günther Anders s’insurge : « J’affirme que celui qui croit que c’est précisément notre espèce humaine qui représente le centre ou le but du monde (pour la seule raison qu’elle est, par hasard, l’espère à laquelle nous appartenons) et qu’elle est par conséquent la seule espèce à accepter et à mériter légitimement d’être l’objet d’une discipline philosophique spéciale, non seulement empirique, mais aussi autonome – celui qui suggère une telle chose, qu’il le fasse implicitement ou qu’il l’affirme expressis verbis comme son credo, celui-là n’est pas plus intelligent que le pou dont nous venons de parler. »

Alors, vive avec le philosophe – que j’imagine tel Jean-Luc Godard apparaissant, burlesque, idiot dostoïevskien, avec un bonnet de nuit à la fin de sa vie – la pouxologie, ou étude des nécessités du pou.

Et entendre maintenant ceci : « Les problèmes dont je m’occupe depuis un demi-siècle – depuis le meurtre de Potempa [syndicaliste militant communiste assassiné en août 1932 par cinq membres de la S.A., amnistiés par Hitler une fois arrivé au pouvoir] jusqu’à Tchernobyl en passant par Auschwitz, Hiroshima et le Vietnam -, sont trop graves pour que je puisse simplement… m’y intéresser. En effet, il existe des choses qui doivent rester « inintéressantes » parce qu’elles sont bien plus qu’ « intéressantes ». Si vous pensiez que je « m’intéresse » aux questions nucléaires, vous vous engageriez sur des chemins qui ne mènent nulle part. »

C’est pour cette urgence à penser la catastrophe, non qui vient, mais qui est, qu’il faut lire et méditer profondément Anders.

Günther Anders, L’humain étranger au monde, Une anthropologie philosophique, traduit de l’allemand par Annika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, ainsi que Emmanuel Levinas et Paul-A. Stephanopoli, Editions Fario, 2023, 408 pages

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