
©Colette Fellous
« J’écris maintenant dans la chambre haute, avec le soir qui vient. J’écris. Au passé présent. Les saisons se chevauchent et gambadent, elles sont mes guides. L’odeur du feu emplit tout l’espace. »
De livre en livre, Colette Fellous poursuit l’exploration des moments décisifs de sa vie, de ses coordonnées fondamentales, attentives à l’infra-ordinaire et à ses proches.
Parce que l’identité est relationnelle – un pays quitté (la Tunisie), une ville fondatrice (Paris), des parents, des amis, des amoureux, des livres essentiels (Le Neveu de Rameau), qui protègent.
On est quelqu’un, et, volupté, on n’est rien.
La vie peut être jalonnée de fleurs et de parfums proustiens, nous avons un état civil, mais au fond tout cela ne tient pas devant le mystère de la perpétuation de notre âme.
Quelques fleurs est un livre très beau, comme une promenade un jour d’automne dans un jardin japonais.
Dans la nuit, les fleurs parlent.
Elles murmurent à qui s’ouvrent à leur secret : fais comme tu voudras, nous serons là.
On tourne la tête, la vie défile, des draps qui sèchent, une demeure familiale bâtie à côté d’une synagogue nommée « Maison fleurie », des ciels, des couleurs.
Pour cette façon de traverser le temps bruissant de signes vibrants et de sous-conversations, on pense à Nathalie Sarraute et à Dominique Rolin, les drames traversés sans cri, dans un labyrinthe de pointes de lumière et d’éclats de confiance.

©Colette Fellous
Tout ira bien Colette, a dit le temps qui fane et se renouvelle depuis son enfance.
On danse, on se frôle, on se touche, et puis c’est déjà fini-recommencé.
Il faut regarder tous les âges de la vie en même temps, entrer dans une féérie de détails, écrire donc.
Souvenir d’une arrivée en France en juillet, festival d’Avignon, projection de La Chinoise de Godard (liberté nouvelle), mois d’août à La Bocca, près de Cannes.
« Passer du livre à la vie réelle, ajuster mon regard, assouplie les frontières, ce serait là désormais un travail à plein temps et il me survoltait. »
Un jour d’été, pendant la sieste, un frère lui caresse la hanche. Que faire de cette sensation, de cette gêne, de cet acte dérangeant ? Ils n’en parleront jamais, et Colette Fellous n’écrit surtout pas pour régler des comptes.
Les frères sont désormais tous morts, la narratrice est la dernière conteuse.
Découverte de Paris : géographie des études, des cinémas, des rencontres.
« On m’avait prévenue, à Paris, tu pourras faire ce que tu veux et même ce que tu ne sais pas encore vouloir, personne ne le remarquera. J’ai abusé de cette liberté. »

©Colette Fellous
Dans Le Pèlerin chérubinique, Angelus Silesius écrit : « Dieu fleurit en ses branches / Si tu es né de Dieu, Dieu fleurit en toi, / Et sa divinité est ta sève et ta parure. »
Ainsi Paris dans les veines et le cœur de la jeune fille.
Quelques fleurs, quelques bouquets de souvenirs, quelques tombeaux : éloge du père, de la mère si forte, si fragile, si orpheline en sa Maison fleurie de Tunis, du grand-père.
« Des fleurs, j’ai pris l’habitude d’en avoir toujours à la maison, dans chaque pièce, et même si je ne dois passer qu’une seule nuit dans un hôtel, je dépose une rose ou un petit bouquet de rien dans un verre, sur la petite table près du lit, c’est une façon de croire que je peux emporter avec moi toute ma vie depuis le début, et même celle d’avant ma naissance, puisque rien ne commence vraiment. Tout est toujours déjà en cours, temps liquide, qui ne s’arrête pas, se jette on ne sait où, on rejoint la farandole à un moment, on se prend les mains ou la taille et on suit la cadence comme on peut. »
Voix de Fairuz et d’Oum Kalthoum, musiques de Beethoven et Chopin.
« Bouquets simples, mémoire mosaïque, bribes de phrases sans importance qui s’échappent de-ci de-là par-delà les années et qui restent attachées à nos yeux, puissance du retour de ces instants modestes, pétales froissés, abandonnés sur la nappe, fleurs fraîchement coupées, algues fripées sur le sable. Je suis Isis en voyage, je traverse les jours, les villes et les écrans de cinéma, je compose des bouquets de temps fugitif, je marche, me souviens, m’étonne, complète des conversations suspendues, je me retourne sur une voix, j’ai cru reconnaître mon frère Pierrot, mais non, ce n’est pas lui puisqu’il est mort, voilà que je m’embrouille. »
Pierrot, découvrant quelques mois avant de mourir qu’il est père (derniers chapitres bouleversants).
Un fils n’avait pas de place, le voici recueilli dans La Maison fleurie, ou le nom du livre d’une vie.
Barque vagabonde, errant au gré du monde, vers le pays des désirs.
« Est-ce que vraiment je suis une partie de chacun d’eux, est-ce que je ne me serais pas trompée en croyant que ma famille est ma famille ? Tout ce que j’ai traversé ne serait-il qu’illusion, qu’un long ruban magnétique aux facettes aléatoires ? Sorti du chapeau de Ribibi le magicien du lycée Carnot ? Et mon lieu d’origine, c’est le Moyen-Orient, la Grèce, l’Italie, l’Europe de l’Est, la Tunisie, la Normandie ? Un éclat de tous ces territoires ? Un peu de terre de chacun sur mes doigts ? Est-ce d’ailleurs la peine de chercher à recoller les morceaux ? Quelle importance ? Je n’ai aucun besoin d’identité, je vis au jour le jour, j’aime être n’importe où, je ne m’appartiens pas. »
E la nave va.
Colette Fellous, Quelques fleurs, Gallimard, 2023, 152 pages