Singularités irréductibles, par Anders Petersen, photographe

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©Anders Petersen

On rapproche généralement l’esthétique/éthique d’Anders Petersen de celle de son maître suédois Christer Strömholm, ce qui est juste, mais il y a aussi chez lui des parentés avec l’œuvre de Johan van der Keuken, dont la dimension est plus élégiaque parfois, et de Ed van der Elsken, peut-être plus tendre et malicieux.

Beauté du noir & blanc et des contrastes, attention portée aux visages jetés dans la valse de l’existence, chorégraphie des corps dans l’espace, grande fraternité envers les déclassés, les marginaux, les oubliés, les moins nantis.

Vie extrême, précarité, ivresse, rage antisociale.

Baiser des gueux.

©Anders Petersen

Sa série de 1978 intitulée Café Lehmitz, chronique d’un bar hambourgeois très populaire, est devenu – qui l’eut cru ? – un classique de l’histoire de l’art photographique au XXe siècle, inspirant depuis sa parution bien des artistes, ou des épigones.

Anders Petersen, c’est la solitude et le sens de la vie en commun, la sensation de chute et le grâce des instants échappés à l’ordre mortifère.

S’il photographie souvent les espaces clos, hôpitaux psychiatriques, prisons, maisons de retraite, métaphores de nos enfermements physiques et mentaux, c’est peut-être pour mieux saisir chez ses personnages se heurtant aux barreaux sociaux, la valeur considérable qu’il accorde à la liberté.

©Anders Petersen

Il y a chez lui la conscience d’une pantomime générale jouée dans les théâtres ordinaires de nos existences, mais aussi une volonté de documenter, sans misérabilisme, entre effroi et empathie, les situations d’exclusion indignes.

Christian Caujolle, qui le connaît parfaitement, écrit : « Ramener sa photographie à des mots est d’autant plus délicat que, dans leur honnêteté absolue, ses images les plus importantes se donnent comme des évidences qu’il faut absolument éviter de commenter pour préserver l’émotion directe qu’elles imposent à celui qui les regarde. On n’a pas le droit de gloser sur ce corpus photographique parce qu’il n’est vraiment pas bavard sur le monde qu’il expérimente et transcrit. »

Nous sommes des acteurs, jusque dans nos révoltes.

Nos bras se mélangent, et nos voix, et nos peaux.

©Anders Petersen

Une femme attend pour une danse, des petits Robinsons se penchent sur une rivière, on prend des coups, on s’embrasse, on trinque, on fait la fête, on s’aime sur un capot de voiture.

Les corps ne sont pas ceux de la photogénie des privilégiés, ils sont trans, lesbiens, dégingandés, presque désarticulés parfois.

S’il montre l’intimité de ses sujets, le regard de Petersen est essentiellement politique, de pleine solidarité envers les êtres ivres d’alcool et de désir.

Une tonalité fantastique émerge assez souvent de ses images, parce que nous ne nous connaissons pas vraiment, et qu’il faut se grimer à fond – maquillages, tatouages, masques – pour tenir son rang dans le carnaval de l’existence.

L’homme est un animal comme un autre, mais plus fou, plus égaré, plus perdu que tous les autres.

©Anders Petersen

Anders Petersen, c’est la fureur de vivre jusque dans la mort, et la sauvegarde de la singularité dans un monde où les normopathes font la loi.

Son œuvre est un témoignage des mille beautés et étrangetés des points d’irréductibilité anarchiste en chacun.

Photo Poche Anders Petersen, introduction de Christian Caujolle, direction éditoriale Géraldine Lay, assistante éditoriale Nesma Merhoum, création graphique Wijntje van Rooijen et Pierre Péronnet, mise en page Anne Ambellan, fabrication Sophie Guyader, Actes Sud, 2024, 144 pages

https://www.actes-sud.fr/catalogue/photographie/anders-petersen

https://www.leslibraires.fr/livre/22751409-anders-petersen-christian-caujolle-anders-petersen-actes-sud?affiliate=intervalle

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