La fin du monde, le katechon et le sacrifice, par la revue Ligne de risque

« Je crois que notre génération doit savoir que la bête de l’événement est là, elle arrive, qu’il s’agisse du terrorisme, de cette grande pandémie ou d’autres chocs. Il faut la combattre quand elle arrive avec ce qu’elle a de profondément inattendu, implacable. » (Emmanuel Macron, dans une interview publiée dans le Financial Times en avril 2020)

La parution d’un nouveau numéro de la revue Ligne de risque est toujours une joie, pour la pensée, pour la liberté, pour les quelques-uns qui veulent quz s’opère en eux un grand retournement.

Après une livraison ayant fait date à propos de l’analyse de la lutte mondiale contre le virus couronné – ou comment applaudir à sa propre servitude -, François Meyronnis et Sandrick Le Maguer (cabinet restreint en temps de guerre) ont entrepris dans La Bête et l’événement, référence au séminaire de Derrida (La bête et le souverain, tenu entre 2001 à 2003 à l’EHESS) sur la logique de l’état d’exception, de penser ensemble la Shoah, la catastrophe nucléaire et l’emprise cybernétique.

A partir d’une phrase de nature eschatologique prononcée par notre Président de la République ayant pris alors la tonalité d’un prophète annonçant la venue de l’Antéchrist (La bête de l’événement est déjà là – Et elle vient.), les deux auteurs de ce volume passionnant interrogent, à la façon d’un Paul Virilio mais en plus conséquent encore – la vraie lutte est d’abord spirituelle -, la conjonction entre Bombe atomique, Bombe informatique et Extermination.

Nous habitons le lieu de l’abîme, l’anéantissement est la mesure de toutes choses, en Ukraine, à Moscou, à Gaza, comme dans la poche de notre pantalon où vibre notre laisse.

Il faut régulièrement à l’humanité des déluges pour que s’en extraient des Justes.

« Pour un écrivain, se demandent les deux éditorialistes encensés de l’au-delà par Philippe Sollers (François Meyronnis republie ici l’éloge introduisant le volume Poker chez Gallimard), une seule question pertinente : quelle parole tiendrait le coup par rapport à ce gouffre ? »

Adhérez-vous ?

Désirez-vous la glu ?

Pensez-vous comme l’Atlante que la littérature se doit d’être un moment révolutionnaire du langage, ou rien ?

Comment comprenez-vous le mot poésie ?

Qu’entendez-vous vraiment ?

Qu’est-ce que la guerre pour vous ?

Norbert Wiener, rappelle Sandrick Le Maguer voyant son fantôme au Select, à Montparnasse, alors que l’inventeur de la cybernétique était venu donner dans les années 1950 une série de conférences au Collège de France, se considérait comme un prêtre célébrant une messe noire.

En outre, le scientifique qui écrivait également des fictions – la nouvelle Le Cerveau est ici reproduite – put affirmer, lucidement : « Il m’apparut clairement dès le tout début de ces nouveaux concepts de communication et de contrôle qu’ils impliquaient une nouvelle interprétation de l’homme, de la connaissance humaine de l’univers et de la société. (…) Il me faudra quelque peu forcer les situations religieuses à se conformer à mon cadre cybernétique et j’ai bien conscience du caractère violent d’une telle démarche. »

Ne sommes-nous pas quasi intégralement emprisonnés, comme le suggèrent les deux penseurs ayant choisi d’inscrire la lettre Tau de l’espérance et de la rédemption chrétiennes sur la couverture de leur revue, dans le flux des algorithmes et autres agencements réticulaires, où la communication n’est que l’autre nom du contrôle ?

« A l’évidence, écrit l’auteur de Portrait d’Israël en jeune fille (Gallimard, L’Infini, 2008), qui par ailleurs donne ici une traduction du midrash Les Signes du Messie, rapporté par Adolf Jellinek au milieu du XIXe siècle dans le recueil La Maison d’étude, Wiener réalise que l’invention de la cybernétique – qui ne fera désormais que se ramifier tentaculairement tout en étendant son domaine – est un cataclysme irréversible et de basse intensité. En ceci, elle a une parenté avec la bombe atomique car si de l’invention de celle-ci résulte une mise en joue de l’humanité, la découverte de celle-là ouvre la possibilité de sa mise en rangs en vue de son évacuation. »

Une seule question se pose alors, vous la devinez aisément : quelle parole tiendrait le coup face à ce gouffre ?

Depuis le largage des deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, l’une à l’uranium, l’autre au plutonium – il fallait bien un test pour comparer leur létalité -, nous sommes entrés, précise François Meyronnis dans un article ample intitulé Dans l’abîme, dans l’âge planétaire, où le néo-humain fait « l’expérience d’une dépossession radicale », qu’elle soit de l’ordre écologique (planète asphyxiée), sociale (qui ne se met pas à jour est considéré comme un déchet), relationnelle (nous caressons des écrans) ou intime (parole atrophiée).

Günther Anders, rappelle l’ami de Yannick Haenel, l’a diagnostiqué : nous ne sommes plus dans une époque, mais un délai.

La bête de l’événement est déjà là, et elle vient : la fin du monde se déploie, elle a pour blason négatif les termes physique atomique, science algorithmique, biopouvoir (le tri entre les vivants), anéantissement de la parole (voilà pourquoi on tue les juifs, le peuple qui porte le Nom).

Les nazis sont-ils modernes ? Oui, bien sûr.

Humanistes ? Oui, en un sens.

Le Dispositif (lire Tout est accompli, de Yannick Haenel, Valentin Retz et François Meyronnis, essai publié en 2019 aux éditions Grasset) est-il plus impitoyable encore que Treblinka ? Oui, en un sens.

Voici ce qui arrive : « L’exacte commutation, à chaque moment, du sacré et du profane. »

Pensée calculante, arraisonnement permanent, haine du retrait.

Relisant la Deuxième lettre aux Thessaloniciens, de saint Paul, François Meyronnis évoque la notion de katechon, cette dernière digue empêchant le mal d’achever totalement son œuvre de destruction.

En un sens, nous serons sauvés quand celui-ci éclatera, mais les atrocités sont encore trop petites pour que se révèle le Royaume.

Claudel est cité : « Depuis la Création il ne s’est jamais agi que de la Fin du Monde. »

Ce monde qu’il nous faut quitter puisque, leçon sollersienne, il appartient à la mort.

Qu’est-ce ici que le sacrifice ?

L’incarnation d’un dieu acceptant sa mise à mort (kénose) pour la Rédemption de tous.

On tue le Roi (Jésus, Louis XVI), on tue les enfants d’Israël, on invente des agencements algorithmiques.

Si l’événement, avance le philosophe, se confond avec la fin du monde devenue aire sacrificielle inversée, l’avènement est le nom du salut, d’un nouveau commencement.

« L’abîme conduit au Messie, avance-t-il ainsi, en mettant fin au règne de la raison. »

La croix est le symbole de notre dépouillement ultime, la mise à mort de notre identité, le dévoilement de notre véritable être intérieur au moment du sacrifice.

La Bête de l’événement.

La Beauté et la Grâce du renversement.

Revue Ligne de risque, La Bête et l’événement, contributions de François Meyronnis, Sandrick Le Maguer, Norbert Wiener, 2004, 98 pages

http://lignederisque.free.fr/

https://ma.simpleboutik.fr/sprezzatura/produits/ligne-de-risque-n-4-nouvelle-serie-la-bete-de-l-evenement

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