
La nef des fous (détail), vers 1500, Jérôme Bosch
« Soyez au courant / De la catastrophe / Avant tout le monde / Evoluez au cœur de l’événement »
Commencer la journée avec les idées noires de Christophe Esnault est la meilleure façon de ne pas la rater, comme lorsqu’on ouvre un album d’André Franquin.
L’auteur d’Espèce invasive est-il collapsologue ? Le mot paraît trop faible.
Composé de fragments joyeusement désolants, le dernier ouvrage de l’écrivain prolifique – les pommiers fleurissent abondamment lors de leurs dernières années, dit-on – est une parodie d’écologie politique à l’heure de la bonne conscience planétaire inoffensive.
Considérant que l’espèce humaine est invasive, Christophe Esnault propose de fêter sa disparition programmée.
« La maltraitance d’un individu sur la Terre / L’absence d’accès à l’eau potable / A un logement décent ou au soin / On se battra contre cela / Dans un élan humaniste spontané / & sans entrer dans un monde de contradictions / On saura pertinemment que la mort de / Deux quatre ou (mieux) huit milliards d’individus / Fera le plus grand bien à cette planète »
Il faut agir, être courageux, faire preuve de lucidité supérieure.
« Veuillez autoriser (sur leur demande héroïque) les défenseurs du langage inclusif à se placer en première ligne sur les zones irradiées pour démanteler le réacteur. »
Christophe Esnault est force de proposition, on semble l’écouter dans les ministères.
« Poser des pièges / Pour éradiquer les humains / Tous les humains / Créera un million d’emplois »
Parfois les mots sont barrés, il faut être juste, ne pas exagérer.
« Les mesures gouvernementales visant à réduire / Le nombre des hommes et des femmes / Ne concernent pour l’instant pas les enfants de moins de 10 ans / Même s’ils sont déjà habillés en Nike des pieds à la tête / & abonnés à des chaînes You Tube qui / Font chauffer les Big Data »
Non, Esnault n’est pas un monstre, la preuve : la page 20 est parsemée d’émoticons cœur.
« Les enfants qui naîtraient / Malgré les réglementations / & interdictions / Auraient un prénom unique / Choisi par l’administration : / Carbone »
La vasectomie et la ligature des trompes sont désormais valorisées, l’Etat les subventionne, n’attendez plus, soyez écoresponsables.
Parfois, l’indignation l’emporte, laissez-la s’exprimer.
« Stopper la déforestation / En plantant une lame d’un Laguiole / En ivoire ( !) / Dans les roues du 4 x 4 des énormes bâtards / Crevure protéiforme et pourritures capitalistes / Salauds qui ordonnent de couper les arbres / Qui massacrent et saccagent sans discontinuer »
Il y a des solutions, à foison, on peut se réjouir.
« La fonte des glaciers / Ce sera aussi l’occasion inespérée / De dégeler les cadavres millénaires / & les bactéries tueuses de masse / Dont nous avons / Urgemment besoin »
Quelqu’un a reçu ce matin par texto ce qui suit.
« Rappel et résumé des études scientifiques / Unanimes / Un monde viable est un monde où l’humain / A été délicieusement éradiqué / Vous pouvez faire des enfants / En refusant d’appliquer les mesures / Gouvernementales / Mais sachez qu’au 1er avril 2026 / Ils seront abattus & enterrés à vos frais »
L’anthropocène nous décille, n’est-ce pas merveilleux ?
« Ceux qui vivent avec les minima sociaux / Les précaires et les gagne-petit / Ceux-là seront les premiers / Sur le tableau organisationnel / A échéances variables de la planification ultime / Ils seront bien payés en retour / D’avoir pas ou très peu pris l’avion / D’avoir consommé pour beaucoup / D’entre eux / Le minimum vital / Deux, trois ou dix fois moins d’énergie / Que le reste de la population / Les pauvres sont habitués / ça fait des millénaires qu’on leur demande / De faire des efforts / Mourir au travail / Du travail / Ils y sont habitués / Voyez qu’en interrogeant l’Histoire / On peinera à croire que les riches se soumettent / Eux / A leur disparition programmée / Même s’ils devraient le savoir / Sans les pauvres / Ils ne sont rien »
A la fin, c’est le verbe qui gagne ? Oui, mais même pas.
La jubilation dans l’hécatombe ? Oui, mais même pas.

Christophe Esnault, Espèce invasive, photographie de couverture Aurélia Bécuwe, éditions Milagro, 2024, 78 pages
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