La photographie à l’épreuve de la littérature, par Serge Airoldi, écrivain

©Olivier Deck

« Le réel n’est rien d’autre qu’un palmier hirsute dans une ville insulaire oubliée. C’est ainsi. Nous sommes ses fruits amers comme autant de rameaux irréfutables. » (Serge Airoldi)

Avec la collection qu’il dirige aux éditions charentaises Les Petites Allées, « Pour dire une photographie », Serge Airoldi ne cesse de tisser les chemins de sens, et de créer des rencontres entre photographie et littérature, chaque livre (23 volumes à ce jour) donnant la vision d’un écrivain, en environ dix mille signes, sur une image choisie dans le corpus d’un photographe majeur. 

Présenté sous emboîtage translucide, le coffret intitulé Lignages comporte trois ouvrages, dont Serge Airoldi est l’auteur, à propos d’une photographie de Klavdij Sluban, Istanbul, 2020, d’une autre de Dolorès Marat, Le palmier, enfin d’une image de son ami Olivier Deck, Guittara.  

La pensée constellante de Tim Ingold irrigue ces titres formant triptyque.

Il y est question d’ancrages et de voyages, de solitude et de partage, de merveilleux existentiel et de visions intérieures.

Pourquoi voit-on ?

Pourquoi peu voient vraiment ?

Qu’attend-on du visible ?

On reçoit une flèche dans l’œil, Eros a frappé, qui est le père de tous les basculements.

On sait que quelque chose s’est passé, qu’une entaille a eu lieu dans l’ordre des apparences, qu’un voile a été soulevé.

Le navire photographié par Klavidj Sluban est-il une sorte de Hollandais volant ? L’hypothèse n’est pas absurde tant notre monde tend à se spectraliser et à être envoûté.

©Klavdij Sluban

« Klavdij Sluban, écrit Serge Airoldi, est un voyant. Il éteint les sirènes, allume les cierges, capte des instants de permanence pour signifier qu’il n’y a que : altération / conversion ; fugacité / modification ; intermittence / fuite »

L’auteur de L’épreuve (encore un terme de photographie pour un livre publié aux éditions Inculte en 2023) voit une image à travers une autre, et la photographie qu’il commente en la réinventant à travers le prisme d’une scène marquante du film de Federico Fellini, E la nave va, où la noyade d’un rhinocéros embarqué dans un bateau faisant naufrage invite à penser l’engloutissement de l’Europe et de ses valeurs dans la fureur d’une Première Guerre mondiale avalant l’Occident et la possibilité de tout chant.

La photographie, au sens platonicien, serait-elle ressouvenance, processus de remémoration de ce que nous croyons n’avoir jamais vécu ? L’hypothèse est riche.

Un espace ouvre sur un autre, un rêve sur un autre rêve, un palmier en Corse (Dolorès Marat) sur d’autres lieux intimes, biographiques (Serge Airoldi).

Où est-on ? Où vit-on ? Quel est notre véritable nom ?

©Dolorès Marat

Qu’est-ce qu’un palmier ?

« Depuis les temps de la mémoire haute et reculée, le palmier est totémique. C’est une herbe. C’est un stipe. Et le stipe est le poteau vertical qui porte la patibulum pour former la Croix. Dans ses représentations plurielles, le palmier exprime la vie nourricière, le soleil mythique, l’île déserte, l’immortalité, une forme de gloire, l’harmonie, la victoire. »

Le paysage vit, bouge, se meut.

Nous sommes seuls, il est pluriel, légion, foule.

Puisque tout déborde, il nous faut peut-être nous arrimer à l’amer du cadre photographique, et ne pas craindre l’arrivée des anges, ou des démons.

« Notre promenade sur cette terre, écrit en philosophe le Dacquois, ne répond qu’à cette injonction : aller, marcher, voir, fuir, revenir, vivre en marge du réel qui pourtant nous construit, nous élabore, nous façonne et un jour, nous détruit. »

Maintenant, un peu de musique avec la Guitare, du tocaor Olivier Deck, par ailleurs photographe.

Beauté d’un instrument ficelé comme une adepte du shibari, et posant sur une chaise telle une callipyge odalisque redressée.

Elle vient de Cordoue, et, muette, sonne déjà parfaitement.

« La guitare est la guitare. Son immense liberté, appelons cela l’extraordinaire musicalité, se nourrit d’une sujétion antérieure, comme si les liens l’avaient finalement libérée. »

Dialectique hégélienne du maître et de l’esclave dépassée en unités de silence et de cris partagés.

Serge Airoldi appelle Guitarreria ce long fleuve de guitares coulant sans discontinuer depuis l’Andalousie, comme un unique chant.

Comme toutes les photographies du monde depuis Chalon-sur-Saône (Nicéphore Niépce).

Comme toutes les odyssées depuis que Sumer inventa l’écriture.

Comme tous les orangers depuis que le soleil nous féconde.      

Serge Airoldi, Gloria N., de Klavdij Sluban, collection « Pour dire une photographie », Les Petites Allées, 2024 – 200 exemplaires et 40 hors commerce

https://www.lespetitesallees.fr/les-petites-allees/tous-les-livres/gloria-n/

Serge Airoldi, Phoenix, de Dolorès Marat, collection « Pour dire une photographie », Les Petites Allées, 2024 – 200 exemplaires et 40 hors commerce

https://www.lespetitesallees.fr/les-petites-allees/tous-les-livres/phoenix/

Serge Airoldi, Guittareria, d’Olivier Deck, collection « Pour dire une photographie », Les Petites Allées, 2024 – 200 exemplaires et 40 hors commerce

https://www.lespetitesallees.fr/les-petites-allees/tous-les-livres/guitarreria/

https://www.lespetitesallees.fr/edition/les-collections/pour-dire-une-photographie/

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