Un rien – pas même un souffle, par Gustave Flaubert, écrivain

James Ensor

« Un fou, cela fait horreur. Qu’êtes-vous, vous, lecteur ? dans quelle catégorie te ranges-tu ? dans celle des sots ou celle des fous ? Si l’on te donnait à choisir, ta vanité préfèrerait encore la dernière condition. Oui, encore une fois, à quoi est-il bon, je le demande en vérité, un livre qui n’est ni instructif, ni amusant, ni chimique, ni philosophique, ni agricultural, ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette ni pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni de chemins de fer ni de la Bourse, ni des replis intimes du cœur humain, ni des habits Moyen Âge, ni de Dieu ni du diable, mais qui parle d’un fou, c’est-)-dire le monde, ce grand idiot, qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle et qui bave et qui se déchire lui-même. »

Ce n’est pas un livre, c’est un cri.

Le cri déchirant d’un frère perdu, d’un voyant, d’un amoureux éconduit, doublé d’un hymne à la littérature comme territoire de souveraineté.

« Si j’ai éprouvé des sentiments d’enthousiasme, c’est à l’art que je les dois. Et cependant quelle vanité que l’art. Vouloir peindre l’homme dans un bloc de pierre, ou l’âme dans des mots, des sentiments par des sons et la nature sur une toile vernie. Je ne sais quelle puissance magique possède la musique. J’ai rêvé des semaines entières au rythme cadencé d’un air ou aux larges contours d’un chœur majestueux. »

Un fou peut-il écrire ses mémoires ? Gustave Flaubert vous le prouve, qui était, en 1838, à l’âge de dix-sept ans, un jeune homme déjà immense.

Les mémoires d’un fou ne paraîtront que de façon posthume en 1901 dans la Revue blanche, c’est un texte – de nature partiellement autobiographique – à redécouvrir pleinement, tant le cœur s’y exprime sans masque, entre abattement, colère et exaltation.

« Enfant, j’ai rêvé l’amour – jeune homme la gloire – homme la tombe, ce dernier amour de ceux qui n’en ont plus. »

Le jeune Flaubert comprend que le monde adulte, au fond la société, dès le collège aux corridors blanchis de désespoir, bannit les poètes, et qu’il éteint le feu des coeurs les plus purs.

La fantasmatique Salammbô est déjà là, contre la France, ses amertumes, ses pourritures morales : « Mais c’était Rome que j’aimais – la Rome impériale, cette belle reine se roulant dans l’orgie, salissant ses nobles vêtements du vin de la débauche, plus fière de ses vices qu’elle ne l’était de ses vertus. – Néron – Néron avec ses chars de diamant volant dans l’arène, ses mille voitures, ses amours de tigre et ses festins de géant. » 

On songe à Bossuet (Le Sermon sur la chute de Rome) : « Mais, hélas, la terre que tu remues revient d’elle-même, tes canaux se détruisent, les fleurs envahissent tes champs et tes villes, les pierres de tes palais se disjoignent et tombent d’elles-mêmes, les fourmis courent sur tes couronnes et sur tes trônes, toutes tes flottes ne sauraient marquer plus de traces de leur passage sur la surface de l’océan qu’une goutte de pluie ou que le battement d’aile de l’oiseau. Et toi-même, tu passes sur cet océan des âges sans laisser plus de traces de toi-même que ton navire n’en laisse sur les flots. »

On songe à Maupassant (Le Horla) pour les visions effroyables d’un adolescent assailli par des goules.

On songe à Rimbaud (Une saison en enfer), et Conrad (Au cœur des ténèbres) : « …………………. Horreur horreur. Et puis il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se cache le plus qu’il peut. Dérision. Horreur – horreur. » / « A peine ai-je vu la vie, qu’il y a eu un immense dégoût dans mon âme, j’ai porté à ma bouche tous les fruits – ils m’ont semblé amers, je les ai repoussés et voilà que je meurs de faim. »

On songe aussi à Artaud pour la rage : « Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches, débauches d’esprit, de corps et d’âme ? Alors il y aura sans doute une joie sur la terre, quand ce vampire menteur et hypocrite qu’on appelle civilisation viendra à mourir. On quittera le manteau royal, le sceptre, les diamants, le palais qui s’écroule, la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve. Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur les dalles des grandes villes, l’homme ira mourir dans les bois. »

Plus loin : « Triste et bizarre époque que la nôtre, vers quel océan ce torrent d’iniquités coule-t-il ? Où allons-nous dans une nuit si profonde ? – Ceux qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, effrayés de la corruption qui s’agite dans ses entrailles. »

Et puis, il y a l’amour, idéalisé, pour une femme mariée, Maria, figure annonciatrice à la voix douce et vibrante de la belle Elisa Schlésinger dans L’Education sentimentale

« On me pardonnera je pense de ne pas parler de l’amour platonique, cet amour exalté comme celui d’une statue ou d’une cathédrale, qui repousse toute idée de jalousie et de possession et qui devrait se trouver entre les hommes mutuellement, mais que j’ai rarement eu l’occasion de voir. »

Avec dépit : « Je croyais qu’une femme était un ange. / … Oh que Molière a eu raison de la comparer à un potage. »

Maria allaite son enfant, son sein se dégage, et tout est pardonné.

« C’était une gorge grasse et ronde avec une peau brune et des veines d’azur qu’on voyait sous cette chair ardente. Jamais je n’avais vu de femme nue alors. »

On peut se damner pour des veines d’azur.

L’amour est déçu, mais il faut bien tenir : « Si je vous disais que j’ai aimé d’autres femmes, je mentirais comme un infâme. »

« Grâce à Dieu, poursuit cette âme brûlante, j’ai gagné depuis en vanité et en effronterie tout ce que j’ai perdu en innocence et en candeur. »

Le feu deviendra-t-il très/trop vite de la cendre froide ?

« Et vous, lecteur – vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ? »

Gustave Flaubert, Les mémoires d’un fou, Editions Allia, 2024, 112 pages

https://www.editions-allia.com/fr/livre/1031/les-memoires-d-un-fou

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