
©Tania Habjouqa
« d’où j’écris, tu me demandes d’où j’écris mort / à ce point ? j’écris de Gaza-Donzy octobre 23 »
Ecrit entre octobre et décembre 2023, ça va bien dans la pluie glacée ? est un livre inquiet, souvent désespéré.
Après flirt avec elle (2023) où le poète évoquait la guerre en Ukraine, ce dernier ouvrage non moins empathique avec les massacrés est hanté par la situation dramatique à Gaza.
Dans la forme souple et dynamique qui est la sienne – des paragraphes conçus comme des blocs de paroles/choses vues/confidences/échanges (sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 puis 1948 avec le philosophe ami Hadrien France-Lanord) commençant sans transition, parfois au milieu d’un propos dont nous ne pourrons qu’imaginer le début -, Dominique Fourcade s’interroge sur l’inconnaissable et la notion d’identité, souvent ravageuse, ou fausse, illusoire.
Le contexte géopolitique conduit la douloureuse inspiration, mais aussi la perspective de la mort individuelle, invitant à brasser et élucider, mais sans s’appesantir, les coordonnées d’une existence, comme celles du mal contemporain.
Le néant nous frappe encore, la fameuse phrase de Kafka sur les nécessités de l’écriture, rappelée ici, semblant plus que jamais actuelle : faire un bond hors du rang des meurtriers.
Il y a la guerre – espèce en voie d’expansion -, mais, heureusement, il y a encore le sexe, les visions, l’archéopoétique : « ma mère / à la vulve d’argent / miel de sycomore / je lapais »
Il y a du talk over chez Fourcade, un écrivain de pas moins de quarante ans d’âge (Le ciel pas d’angle date chez P.O.L de 1983) peut se le permettre – la tourbe, ce matériau si pauvre, si riche, ou simplement la matière de la réalité, ne fait-elle pas aujourd’hui la fortune de l’Ecosse ?
« les mots je ne me blottis pas contre eux, ni eux ne se blottissent contre moi, notre relation amoureuse est d’un autre ordre. relève de l’électricité »
Chez Fourcade, la noix – gaulée depuis l’enfance – a la valeur de l’amandier chez Mahmoud Darwich, celui d’un territoire essentiellement intime, aimé/perdu, désiré.
L’écrivain lit (Triste tigre, de Neige Sinno, Emily Dickinson, Marina Tsvetaïeva), rend compte d’expositions : au sous-sol de l’Institut du Monde Arabe, la décevante Ce que la Palestine apporte au monde, fors les œuvres javelines de Tanya Habjouqa ; dans les parties nobles de l’IMA la très réussie Les valises de Jean Genet (commissariat Albert Dichy).
Les tragiques, d’Agrippa d’Aubigné, est un livre immense sur la haine fratricide entre catholiques et protestants (contexte de la Saint-Barthélémy et autres carnages religieux).
Titre des quatre parties (modèle exportable) : Feux / Fers / Vengeances / Jugement.
Imre Kertesz est cité : « après la Shoah, être juif, pour moi qui ne le suis pas, est avant tout un devoir moral qui s’impose à moi. de même aujourd’hui être palestinien sans cesser d’être juif. si je m’en tiens à ça, il me semble que je clarifie un chapitre important dans le chaotique de ma vie, je veux dire dans le roman de mon écriture »
Aussi Baruch Spinoza : « La paix n’est pas la simple absence de la guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force d’âme. »
Dominique Fourcade procède par incises, traits lancés, repris, abandonnés, souffles courts puis plus longs, émotions embarquées (embedded).
A l’intérieur des paragraphes, on a pu le remarquer, il y a des points non suivis de majuscules, sortes de check-points faciles à franchir, signes d’oiseaux sur le sable de la page.
Notre-Dame flambe, les mots sont des échafaudages, les pages des étais.
La forme Etat est-elle la meilleure façon de préserver la paix ? Rien n’est moins certain (lire par exemple Edouard Glissant/Patrick Chamoiseau).
Sauvagerie, êtres vomis – par les fusils, les drones, les bulldozers.
Jean Genet, cité page 59, aura le dernier mot : « J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre, et disant qui j’étais je ne l’étais plus. »
Et cette phrase du même inscrite sur un mur de l’IMA : « Il n’y a pas de juif, il y a une judéité qui est une imposture. Pas d’Arabe, mais une arabité qui est une imposture. Tout regard vers l’arrière, vers une origine supposée, reconstituée avec soin, précipite dans un temps qui se voudrait histoire sans qu’on voie qu’on récite la Fable. »

Dominique Fourcade, ça va bien dans la pluie glacée ? P.O.L, 2024, 80 pages
https://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=78

Il est vrai que cette phrase, si elle était exacte, ferait du bien aux écrivains, me ferait du bien, me rassurerait : « la fameuse phrase de Kafka sur les nécessités de l’écriture, rappelée ici, semblant plus que jamais actuelle : faire un bond hors du rang des meurtriers. »
Il s’agit cependant d’une traduction apparemment inexacte, Kafka, toujours dans le doute, aurait plutôt écrit « Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice, bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. »
Mais nous avons tous besoin d’agir face aux drames du monde, pas seulement de consolation… Écrire, c’est agir. Lire, c’est penser. On sait ce qu’Hannah Arendt disait de l’absence de pensée. Dominique Fourcade et Fabien Ribery agissent, et nous donnent à penser.
Merci.
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