
Joan Baez, Les années Hip © Bernard Plossu
« J’avais déjà vu Miller une fois à Paris, près du parc Montsouris, élégant comme tout, en costard trois pièces velours. Je l’avais reconnu tout de suite. C’est un quartier où il habitait avec Anaïs Nin, plus jeune, je crois. » (Bernard Plossu)
Bien entendu, Georges Bataille, Maurice Blanchot et Marguerite Duras sont des écrivains admirables, mais Jean Giono, Blaise Cendrars, Herman Hesse et Henry Miller, moins considérés quelquefois par la gent littéraire la plus hype, ne le sont pas moins.
Lorsqu’il décide en septembre 1970 de se rendre à Big Sur, en Californie, pour rendre visite à l’auteur du Cauchemar climatisé (1945), Bernard Plossu est dans sa période hippie – il le rencontrera finalement non loin de Los Angeles, dans le quartier de Pacific Palisades, plus commode pour y vivre quotidiennement.
Considéré comme un sage par les jeunes occidentaux ayant compris la nécessité des chemins de traverse en une époque défavorable à la liberté intérieure, Henry Miller reçoit, portes ouvertes, qui a eu la bonne idée de venir lui rendre visite – de la même manière, il s’astreint à répondre à chacune des lettres qu’il reçoit, venues du monde entier.
Dialoguant par courriels entre 2007 et 2014 avec le photographe globe-trotter, Michèle Cohen, créatrice et responsable de la galerie aixoise La Non-Maison, a décidé de publier dans un volume de poche très élégant le fruit de leurs conversations, lui donnant pour titre Une journée avec Henry Miller.
Y règnent le souffle de l’amitié – comme dans le livre Big Sur et les Oranges de Jérôme Bosch -, et l’énergie apportée par une nature remarquable où se retrouver intimement.
« Dès 1944, il vivait, précise Bernard Plossu à Michèle Cohen, dans la nature exceptionnellement belle de Big Sur, à deux heures de San Francisco, sur la Coast Highway One, une petite route comme en Ecosse. Climat froid et brume fréquente très orientale, rien à voir avec la Californie su Sud où il fait « beau » (qu’est-ce qu’on s’en fout !). »
Le voici ainsi portraituré : « Miller vivait. Jouissance, curiosité, lecture, mais tout très vivant, jamais analysant. De la France, il aimait l’art de vivre épicurien. Il aimait Cendrars ! Du vrai, quoi ! Du vécu. Je suis sûr qu’il avait dû lire Céline et la vie de Bardamu ! (…) Il était plus zen que cartésien, plus zen que raisonnable, plus zen que tout ! (…) Peu de gens auront compris dans ce XXe siècle, si intelligent, que le seul art de vivre, c’est la bonté, la générosité envers les autres. La conception de la vie de Miller m’a marqué, bouleversé même : une sagesse avec humour. Pas question de s’asseoir en groupe en chantant des trucs mystico-cool ! Juste une sorte de bien-être possible de temps à autre. »
Lorsque Bernard Plossu, âgé de 25 ans, le rencontre, Miller allait avoir 80 ans.
Il écrit dans le magnifique Virage à 80 (à lire absolument, cher Bernard) : « A quatre-vingt ans, si vous n’êtes ni infirme, ni invalide, si vous gardez votre santé, si une bonne marche à pied vous fait encore plaisir, et un bon repas (avec tout ce qui l’accompagne), si vous pouvez dormir sans commencer par prendre une pilule, si les oiseaux et les fleurs, la montagne et la mer continuent à vous inspirer, alors vous êtes le plus fortuné des hommes et, à genoux matin et soir, vous devriez remercier le Seigneur tout-puissant de vous avoir épargné et conservé sa bonté. ‘(…) Si vous pouvez tomber amoureux sans relâche, si vous pouvez pardonner à vos parents le crime de vous avoir mis au monde, s’il vous est égal de ne pas savoir où va la vie, s’il vous suffit de prendre chaque jour comme il vient, si vous êtes capable de pardon aussi bien que d’oubli, si vous pouvez vous empêcher de tourner entièrement au vinaigre, à la hargne, à l’amertume et au cynisme, alors, mon gars, c’est plus qu’à moitié gagné. Ce sont les petites choses qui comptent – pas la renommée, ni le succès, ni la fortune. En haut de l’échelle, la place est rare, tandis qu’en bas on est des foules à tenir ensemble sans se bousculer (…). Surtout, ne croyez pas une seconde que la vie de génie ce soit la vie en rose. Loin de là. Bénissez de n’être rien du tout. »
Et ceci, par tant d’autres traits superbes : « Si resserré que puisse devenir pour le moi le monde, je ne peux l’imaginer me laissant vide d’émerveillement. »
L’émerveillement face à la beauté des riens ? Ainsi est l’éternel voyageur français.

Bernard Plossu & Michèle Cohen, Une journée avec Henry Miller, texte en français et anglais, conception graphique Dominique Mérigard, La Non-Maison (Aix-en-Provence), 2015, 80 pages
https://galerielanonmaison.com/
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NB : le numéro 53 de la revue Les Moments littéraires comporte un portfolio témoignant de l’amour de Bernard Plossu pour Françoise Nunez