
James Ensor (1860-1949), Les Masques raillant la Mort, 1888. New York, MoMA © New York, MoMA
« J’ai peur de me faire gueuler dessus ici. J’ai peur de me tromper de mots, que mon lexique chlingue la cagole, les rapports sexués, la femme en tanga sur la plage qui fait baver l’homme étalé érotomane. Ma terreur aux Beaux-Arts, c’est les mails. Ils sont groupés, la foule est réunie, elle attend, en cercle, la faute, le e qui manque, l’inclusion oubliée. Le mail se corrige par reprises de mails, à coups de mails à rallonge, transférés et retransférés, rectifiés avec le mot adéquat. Tu comprends rapidement que t’as merdé. Envoyer un mail, c’est consentir à la barbarie. Une jouissance de jeune femme qui en dévisage une autre, inspecte attentivement l’agencement exact de tous ses organes, lui en veut, la désire, la jette dans des caves noires et des battues communes. Je demande à Médée de m’aider à écrire les prochains mails contre un flacon de poppers. Elle m’explique que bonjour à toustes c’est daté. Il faut inclure les intersexes et rajouter un x. »
Frappe dans CARNES, premier roman d’Esther Teillard, la beauté percussive de la langue.
Une langue de combat, de survie, de rue.
Une langue littéraire, obscène, vulgaire, excessive.
CARNES déborde, jaillit, mène à l’overdose – rapports de force, réification des femmes, recherches identitaires, sexuation permanente, brutalité, viol -, ce qui lui confère sa puissance.
Rapports de genre, de classe, mise à nu des logiques de domination et d’auto-asservissement.
Freudisme intégral.
Obsession pour les seins.
Se mêlent ici plusieurs fils thématiques, tissés, repris, prolongés : la ville de Marseille, l’école d’art de Cergy où la narratrice fait ses études – sorte de laboratoire des nouvelles géographies identitaires -, Paris la belle crasseuse, et l’art du langage comme feu protecteur.
Incipit : « Crachats, fientes et taches de sperme, le boulevard de la Villette est un flux continu de dégueulasseries. Il est plat, taillé pièce pour les vieilles putes chinoises qui tapinent 24/24, goudronné rien que pour elles. Elles ont la même tenue, toutes, sans exception, jupe patineuse, doudoune cintrée sans manches et cuissardes en hiver, robe fleurie en été. Elles ont les cheveux longs, du rouge à lèvres cerise, des lunettes de vue carrées. Elles sont vieilles, les plus jeunes doivent avoir dans les quarante-cinq. »
Esther Teillard possède le don de la formule qui atomise, et de l’observation la plus fine allant vers la satire féroce – post-Balzac, post-Miller, mais avec Mireille Havet, sur qui la chroniqueuse à France Culture (émission Mauvais Genres, de François Angelier) a écrit dans le deuxième numéro de la revue Aventures (Gallimard, Yannick Haenel) un très beau texte.
« Les vrais punks ne portent pas de crête. Leur colère part du bas, pas du haut, leur colère ne se voit pas. » / « Le mieux, c’est d’être moyen sur la durée, de vieillir à long terme, de ne jamais connaître ni la grâce ni la disgrâce, d’être constant. C’est la seule manière de survivre à la vieillesse. »
La ville de Marseille a rarement été si bien décrite – la mère de la narratrice, qui mourra assassinée, y est procureure de la République, laissant volontiers traîner dans le salon des dossiers judiciaires contenant des photos de « filles défoncées » : « A Marseille, les femmes sont écorchées d’office. Gueules de traviole, pelvis brûlés. Des salopes couleur cheddar avec des reflets Majorelle. Des grosses avec trois tétons mâchés par les gosses et les hommes. Des femmes rancunières. Un zef qui te nique ta race, un mec qui te nique ta vie, un dieu amorphe. Les cagoles ? Les éclatées au sol. Lèvres du bas détruites par la baise, lèvres du haut par le soleil. J’ai grandi au milieu d’elles, elles n’ont pas vieilli à côté de moi. tu ne peux jamais vraiment les connaître si tu es une petite fille, même quand tu pousses en grande fille, terminus femme, elles ne cherchent jamais à s’informer sur toi. Tu ne les intéresses pas. » / « Marseille est à la mode. La cagole s’est convertie en icône féministe, Marianne des temps modernes qui laisse tomber ses seins, ivoire ou marbre j’ai oublié, pour l’option cramoisie crado, salope qui se tape complètement de la gravité. » / « Marseille déteste les hommes grands et les femmes sans pores apparents. Elle aime les petits hommes nerveux et les femmes avec de l’épiderme qui pue le vécu. Elle aime le sexe qui part en live. » / « Marseille est une ville où les femmes sont cuisinées sauce Méditerranée. Elles sont puissantes derrière leurs murs et humiliées par la rue. L’arrivée des nouvelles habitantes rend les hommes nerveux et vient perturber le système. Elles ont des peaux lait fraise épargnées par le soleil. Elles n’ont pas le même comportement pédestre, elles se baladent seules et retrouvent leur mec tard. Elles ne mettent pas de push-up, leurs seins sont nus sous le tissu, le top est blanc, leurs tétons pointent toujours. Les hommes les traitent de chiennes, elles leur répliquent connard, intonation vers le bas, à la parisienne. Ils pètent un câble et sortent l’artillerie lourde. Ils s’approchent d’elles, les jambes ouvertes, il y a de la souplesse dans leur démarche, angle à 360. Ils se tiennent la bite, les plus cruels la sortent et la leur foutent sous le nez. Les petites rues perpendiculaires à la Canebière ont été créées pour ça, leurs bites rentrent parfaitement dans les angles du bitume étroit. » / « Marseille n’aime pas la pluie. Elle ne veut pas qu’on la nettoie. Quand on lui torche le cul, elle vient le resalir aussitôt, à coups de viols et de suicides par balle dans le dos. » / « A Marseille, les meufs sont moitié voilées moitié à poil, comme la pizza moit-moit, anchois-fromage. » / « Les femmes de cette ville ont le pouvoir de faire cramer les bites d’une simple démarche en schlag sur la Canebière. »
Le lieu d’aisance/études où officient, parmi d’autres tsarévitchs, Jean-Luc Verna, Geoffroy de Lagasnerie, s’appelle école d’art : « Les Beaux-Arts de Cergy ressemblent à une société à l’envers, un squat où la déglingue est bossée à la chaux. Les acteurs, c’est les recalés d’entrée. Pédés, trans, asexuels, hermaphrodites, intersexes, non-binaires, qui aiment baiser n’importe quoi ou rien du tout. Du clan des corps qui tiennent moitié droit, rampants, courbés à gauche, horizontaux. Pronoms en tout genre, prénoms qui changent d’un jour à l’autre. Le bâtiment ressemble à une piscine et ses étudiants aux peaux de pied mortes qui flottent à la surface. Il y a une centaine d’élèves, les trois quarts ont rejeté leur genre de départ. Ici, le punk, c’est celui qui est resté accroché à son appareil génital. » / « Rentrer aux Beaux-Arts de Cergy, c’est recevoir un pack pour lire entre les liges. A la Sorbonne, on te donne un kit avec un tote bag et un stylo aux armes de Paris 1. Ici, le clin d’œil d’un homme tatoué sur les paupières et la promesse de ressortir sans dents. »
Les portraits sont vifs, drôles, impitoyables (je pense aux tomes sur papier bible du journal intime de Marc-Edouard Nabe, Nabe’s Dream, abondant en descriptions cruelles et hilarantes).
A propos des nouveaux gars : « Ils ont une moustache. La moustache c’est la nouvelle planque pour les mecs à physique sans plus, ils peuvent la porter sans avoir l’air pédé et ça cache une partie de leur tête. Ça fait des visages flous avec une distraction au centre pour ne pas se concentrer sur le reste. »
A propos d’Hestia : « Je comprends qu’elle est tout le temps bonne parce qu’elle a toujours sur elle ses yeux-seins, son nez-bite et sa bouche ramasseuse de balles. » / « Elle a l’air d’une enfant taiseuse avec un corps de pornstar slave. Ça fait flipper. C’est un peu triste, mais cette tristesse est excitante. »
A propos de Médée la Kenyane : « Il y a toujours quelques secondes de doute pour la remettre, un élément de son corps qui a surgi ou disparu. Elle porte bien la mini-jupe, elle a des mollets musclés, bombés, des petits culs avec une raie parfaite. C’est une garde, une bitch, une TDS, une camée, une artiste. Elle se présente comme ça. Dans son atelier, à l’école, elle fait cramer des cierges. Ça fait sculptures phalliques en s’empilant. »
Eve : « Elle n’est pas grande, 1m60 à tout casser. Elle aurait aimé être haut perchée, avoir un corps qui rentre nulle part, mais son corps rentre partout et plaît aux mecs. »
Esther Teillard répète quelquefois les aphorismes qu’elle trouve, les expressions qu’elle invente, non par maladresse, mais parce que la note insiste, que c’est une basse continue, et que les coups se donnent souvent à plusieurs reprises avant de mettre KO l’adversaire.
Vous l’avez compris, par l’abondance des citations faites ici, CARNES est brillant, entêtant, rien à jeter.
Les femmes sont-elles des bouts de viande ?
Par la façon dont la narratrice s’observe sans fard – notamment dans sa relation avec Noé, homme plus âgé minable addict au porno hardcore lui faisant découvrir son corps -, ce livre révèle aussi une douceur insoupçonnée, une pudeur qui touche.
Esther Teillard possède la délicatesse des vrais punks.
Ce qu’il reste à la fin, c’est-à-dire au début ? le verbe, son énergétique, sa capacité performative, son mystère créateur, ce livre incandescent comme un réveil de la Kundalini.
« La vie est comme une féérie grotesque. » (Mireille Havet)

Esther Teillard, CARNES, éditions Pauvert, 2025, 216 pages
https://www.fayard.fr/livre/carnes-9782720215797/
