De la dévoration, par Philippe Grandrieux, cinéaste, écrivain

©Philippe Grandrieux

« Elle se déplace par reptation. »

C’est un livre vénéneux, sadien, de lucidité bataillienne.

Publié par Mettray éditions (Didier Morin), Nox est un film-livre de Philippe Grandrieux, composé de photogrammes d’un plan-séquence montrant le cri d’une femme (Eleni Vergeti), sa bouche, la substance qui l’imprègne, le vertige du vide.

Nox est le récit des métamorphoses d’une forme femme, entre extase et souffrance extrême, souffrance extrême et extase.

Par le heurt de ces deux polarités antagonistes, quelque chose du réel se donne à voir, à moins qu’il ne s’agisse que de possession, dans son versant de régression animale.

©Philippe Grandrieux

L’indécidable règne, mais aussi l’effroi, la beauté du terrible.

Qu’avale-t-on quand nous ouvrons la bouche ?

Qu’aspirons-nous ?

Quel lien entre le sexe stimulé jusqu’à la jouissance et l’ouverture de la cavité buccale ?

Les noirs sont profonds, la qualité d’impression est rare, le mauve est la couleur d’une mante religieuse s’abandonnant à l’instant de la dévoration (active/passive).

Comme chez Godard, des phrases s’inscrivent sur l’écran.

©Philippe Grandrieux

« Elle peut surgir avec une soudaineté sidérante, être près de vous sans que vous l’ayez vue, ni même sentie s’approcher. Elle se tient ensuite effroyablement immobile, à demi redressée, les bras repliés devant elle. »

On pense à la créature anthropophage (jouée par Scarlett Johansson) du film de Jonathan Glazer, Under the skin (2013).

Elle nous méduse, nous sommes sa proie, incapables de réagir.

« L’attaque commence généralement par la nuque. »

Le visage se déforme, devient atroce, c’est un monstre.

Torture, cris, crime.

Entre Hans Bellmer et Pierre Klossowski, s’invente un texte obscène, raffiné, insupportable.

©Philippe Grandrieux

« Elle plonge alors sa bouche à la base de son cou, incise la peau, aspire la chair. le jeune paysan ne peut s’extraire de ce baiser atroce. La douleur lui est intolérable. Elle ne cesse de le sucer, de le dévorer, entièrement occupée à sa besogne. Ensuite elle s’en désintéresse, l’abandonne à son agonie. »

La goule s’essuie la bouche.

Il y a des bombardements, un état de guerre, une civilisation de barbarie.

Massacres, charniers, pluie qui dégoutte.

La bête a les yeux bleus.

« La ponte se fait avec une précision impressionnante. Elle cherche les plaies où les chairs sont à nu, les muqueuses buccales ou oculaires, les lèvres entrouvertes du sexe, l’anus. Il lui faut l’obscurité, la profonde pénombre de la chambre. »

L’infecte femelle baudelairienne ne voit plus, mais suce.

La bouche d’ombre nous engloutit, c’est un trou noir où flotte la spire des cadavres.

Etat de panique, possession, viol de notre enfant intérieur.

Filet de sang sur le menton, convulsion, Sainte Thérèse négative.

Par sa nature expérimentale, sensorielle, réitérative, Nox entraîne son lecteur/spectateur dans un territoire aussi fascinant que repoussant, la cruauté n’étant jamais loin de la compassion, comme la soumission absolue de l’étincelle divine.  

Philippe Grandrieux, Nox, direction de la publication Didier Morin, conception graphique Catherine Barluet, Pierre Hourquet, Corinne Thévenon, photogravure Corinne Thévenon, relecture Typhaine Garnier, Mettray éditions, 2025, 192 pages

©Philippe Grandrieux

https://mettray.com/

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