
©Arnaud Claass
« Parvenir à des actes de vision lessivés de toute rhétorique, de toute orientation discursive. Enregistrer des scènes parfaitement « anecdotiques » mais qui seraient, malgré cela, ou pour cette raison justement, essentielles et muettes à la fois : l’état suprêmement musical de l’image. Ici par exemple le nuage bien formé qui semble s’emboîter exactement dans l’échancrure entre les arbres. »
La publication d’un nouvel ouvrage de pensée du photographe et essayiste Arnaud Claass est toujours une bonne nouvelle, tant ses propos sont riches et ouvrent de multiples pistes de réflexion.
Il me plaît depuis plusieurs années de converser intérieurement – ou par ce blog – avec eux, et, quelquefois, dans un café parisien, de discuter en face à face avec leur auteur.

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La ferveur photographique, daté de janvier 2023 à juin 2024, est une suite de notes prises au quotidien, comme une façon de respirer et de questionner en direct les œuvres, livres, expositions et choses vus.
Arnaud Claass tente d’approcher le mystère de son regard et de sa propre photographie, tout en restant éminemment attentif aux mouvements de la nature, et, avec beaucoup de pudeur, à la présence, diffractée, de son épouse défunte, Laura.
« Le bruit du frôlement saccadé d’une pomme chutant à travers les branches touffues de son arbre, suivi du son mat du frappement et du rebond sur l’herbe. Et tout autour sur le sol, la vision et la rumeur associées : l’ivresse des guêpes dans la chair odorante des fruits blets. »
Il faut prendre le temps de lire chaque paragraphe, de se demander avec l’écrivain quelle est la véritable substance du visible, d’entrer pleinement dans la paix des choses.
Oscar Wilde est évoqué : « Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible. »

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Hasard, dit-on en ésotérisme, est l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, c’est aussi la divinité protectrice des photographes attentifs à ce qui vient, la surréalité n’étant qu’un des modes possibles des épiphanies.
« Je suis un inconditionnel de l’imprévisible. Cet après-midi un cheval est venu envahir mon cadre de sa tête. Il s’est approché de moi sans hésiter et m’a regardé de ses yeux avides, insondables, presque tragiques, qui m’absorbaient alors que leur sphéricité disait une distance sidérale. »
S’il lit nombre d’ouvrages théoriques, souvent venus des Etats-Unis – mais aussi l’essentiel Michel Frizot -, Arnaud Claass n’est pas à proprement parler un théoricien, plutôt, par la forme fragmentaire de sa pensée, un héritier des libres moralistes du Grand Siècle.
Pensée à la Lichtenberg, s’il avait vécu à l’époque de la gestion génocidaire du globe : « Il photographiait non pour se souvenir mais pour se débarrasser de ses souvenirs avant même qu’ils puissent se perpétuer comme souvenirs. » / « Nous photographions pour nourrir l’illusion vitale selon laquelle le cours des choses aurait un sens. Nous ne pouvons pas le voir sans avoir l’impression qu’il a une destination. »
Garry Winogrand, Lee Friedlander et Robert Meeks le passionnent, comme nombre de photographes de guerre (Don McCullin), parce que « le spectacle des humains se livrant à des combats ou des massacres constitue le meilleur armement contre tout fatras philosophique sur le sens de l’existence. »

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Les traits sont quelquefois acerbes (vers Allan Sekula) ou , ou de juste précision (à propos de Mohamed Bourouissa), ce sont des flèches allant au cœur de leur cible : « Il existe deux manières également fondées d’extraire la photographie de l’enfer des bouffeurs d’images : lui faire éviter l’évidence par plus d’évidence (Paul Strand) ou par moins d’évidence (Thomas Demand). » / « Je comprends mal comment il est possible d’observer le monde de façon sérielle avec plaisir (disons comme les Becher, Karl Blossfeldt ou aujourd’hui Eric Tabuchi). Le classement comme archivage (musées, collections, cabinets d’estampes et autres bibliothèques) me passionne. Comme forme d’art, il m’ennuie la plupart du temps. Certes, je suis capable du plus grand respect pour ce genre d’œuvres. Mais c’est un respect sans passion. Or j’aime que le respect soit lui-même incarné dans une forme de passion. »
Affamé d’images, Arnaud Claass est un gourmet, rassemblant en un même flux scènes de rêves, visions des arbres qui l’entourent (Sens, les Alpilles), moments anecdotiques ayant une force d’enseignement.
Il faudrait, avance-t-il avec Robert Frank (lire son essai sur l’auteur des Américains paru en 2018 chez Filigranes Editions, son éditeur historique), que les images soient comme des poèmes, qu’on ait envie d’y revenir sans cesse.
Ou : « Utiliser la raideur du piégeage photographique pour dire les souplesses de la vie. »

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Il faut imaginer Arnaud Claass en vagabond érudit, archer photographique à la façon du philosophe allemand Herrigel, notant dans ses carnets les fruits de ses méditations, pensant ce qui arrive avec la littérature (Vladimir Nabokov, Elias Canetti, Stefan Hertmans), le cinéma (Delmer Daves, Alice Rohrwacher), la peinture (Richter, Cahn, Hélion, Morandi, Mandelbaum, Soutine, Music, Chardin) et l’ensemble de l’histoire de la photographie (Inge Morath, Josef Sudek, Daïdo Moriyama, Lewis Baltz, August Sander, Georges Rousse, Edward Weston, Bruce Gilden, Rinko Kawauchi, Mark Steinmetz, Luigi Ghirri).
Se rendre disponible, ne pas faire de la culture une forteresse infranchissable, savoir se perdre pour parvenir à se trouver.
Faire du festina lente romain une discipline journalière : « Je photographie très vite au sein de ma lenteur, très lentement au sein de ma vitesse. Le regard au travail est une incessante relativité des vitesses internes. » / « Un effet de la photographie que j’aime : la commotion tranquille. » / « Parvenir à faire des images belles et émouvantes mais dépourvues de vibrato, comme la voix de Chet Baker. »
Se laisser envahir par les apparences, ne pas en rajouter, accepter modestement la profondeur dans le simple, les variantes de la banalité abordées sans aucun cynisme, dans la douceur du désœuvrement et la sensation d’épique de l’ordinaire.
Aveu d’un des professeurs majeurs, dès sa création, de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles : « En notre époque d’explication à tout ce qu’on fait, je me sens intempestif. Je suis étranger à cette doxa, dans la généralisation de laquelle les écoles d’art ont une responsabilité. Au moins, de ce côté-là, je me sens intègre : jamais je n’ai demandé à un ou une élève « pourquoi » ils faisaient ce qu’il ou elle faisait sans mettre cette question à l’épreuve d’une autre question, celle du « comment ». Même si, lorsque tu crées, ta dose de prévisualisation intentionnelle est très élevée, tu dois être étonné du résultat. »

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En deuxième partie de volume, Arnaud Claass livre quelques Méditations cartier-bressoniennes de haute tenue, le génial auteur d’Images à la sauvette ayant été découvert à l’âge de dix-neuf ans.
Le parcours général du photographe français international est retracé.
Clarté, transcendance de la géométrie, art de l’équilibre, polyphonie sans confusion.
« Son importance cruciale à mes yeux est due, j’imagine, à sa remarquable unité dans la versatilité : bien moins monolithique qu’on ne l’a cru longtemps, curieux de tout, voyageur infatigable (mais pas globe-trotter, comme il aimait à la préciser), attentif au détail comme aux grands mouvements de l’histoire (à telle enseigne que Richard Avedon voyait en lui le Tolstoï de la photographie), aussi bon quand tout bouge que quand rien ne bouge devant lui, aussi bon dans l’onirisme de ses travaux de jeunesse que dans sa quête de pertinence journalistique ultérieure – et l’on sait à quel point la seconde fut souvent traversée par le premier. »
Et : « Ce qui m’aura sidéré dans l’œuvre de Cartier-Bresson : la coalescence du corps du photographe avec le corps océanique du visible, une manière de nager en lui. »
Dans sa préface au volume D’une Chine à l’autre (1954), Jean-Paul Sartre écrit : « Les photos de Cartier-Bresson ne bavardent jamais. Elles ne sont pas des idées : elles nous en donnent. »
Comme les livres d’Arnaud Claass.

Arnaud Claass, La ferveur photographique, Notes janvier 2023-juin 2024, suivi de Méditations cartier-bressoniennes, conception graphique Patrick Le Bescont, Filigranes Editions, 2025, 296 pages – 600 exemplaires
NB : les photographies d’Arnaud Claass accompagnant cet article ne sont pas dans le livre

https://www.filigranes.com/livre/la-ferveur-photographique/

