
Guitare liée ©Olivier Deck
« Ces larmes qui semblaient remonter d’un puits profond en moi, étaient-elles simplement liées à la beauté et à la force propre du flamenco, lequel n’était pas un chant mais un llanto chanté, lequel n’était pas un chant mais un cri chanté, un cri chanté dont je n’avais entendu d’équivalent dans aucune autre musique ? » (Lydie Salvayre)
Publié avec l’aide des éditions Fario (Vincent Pélissier) pour la très belle conception graphique et la fabrication, Chemins du jondo est le premier volume, puissant, passionnant, enthousiasmant, des Cahiers du festival Arte Flamenco de Mont-de-Marsan.
C’est un éloge du flamenco, se vivant au présent des créations, des souvenirs et des résidences d’artistes.
Avec pour rédacteur en chef l’écrivain Serge Airoldi, ces Cahiers ne pouvaient que brûler d’un feu intérieur.

©Léo Geoffrion
On y trouve des noms qui sont les dieux tutélaires du flamenco, des propos d’aficionados, une ferveur.
En avant-propos, le directeur du festival montois, Lionel Niedzwiecki, fait chanter le sommaire.
On y trouve, les yeux lançant des flammes, la danseuse Carmen Amaya, vue à Sitgès lorsqu’il avait huit ans par le philosophe, enseignant à l’Ecole normale supérieure, Francis Wolff.
Le souvenir mythique de la venue dans les Landes, tardive, inespérée, géniale, du cantaor géant de San Fernando Camaron de la Isla – le nom moins grand Tomatito en première partie -, dont le photographe Olivier Deck, l’artiste plasticien Mathieu Sodore et l’enseignant Ludovic Pautier se souviennent encore.
Un récital ayant fait date du guitariste prodige de Lebrija Pedro Bacan (voir la merveilleuse photographie de Michel Dieuzaide, tout aussi forte que celle du cantaor Agujetas), prématurément décédé dans un accident de voiture en janvier 1997, raconté par le journaliste Michel Mompontet : « Pedro occupait alors une place singulière dans le monde flamenco. Il possédait à la fois une légitimité incontestable et absolue mais était aussi un guitariste dissident, à une époque où Paco de Lucia régnait sur la planète guitare en maître omnipotent. »
Un propos dialectisé du spécialiste de la guitare Claude Worms sur la pureté supposée, recherchée, réinventée, du flamenco : « Ici comme ailleurs, le purisme esthétique flirte parfois dangereusement avec le racialisme ou avec l’idéologie de la pureté du sang et de la propriété du sol (…) Quoi qu’il en soit, il y a dans cette musique une grande force de résistance à la globalisation et à l’édulcoration. Sa construction même la préserve de toutes les déconstructions : elle allie le populaire et le savant. »
Mais d’abord, précédée par un portrait au collodion humide réalisé par Pierre Dupin (voir mon article, et l’exposition ayant lieu durant le festival), voici Lydie Salvayre, en résidence d’écriture lors du 35e Festival, confiant avoir été bouleversée par sa rencontre avec des artistes de flamenco (Maria Cardenas, Kisko de Alcala, Antonio Gamez) lui ayant soudain rappelé que son père, natif de Jean en Andalousie, figure centrale de son grand œuvre, en écoutait sans cesse, notamment les chansons de Antonio Molina et de Juanito Valderrama.
Un texte, Mélancolie flamenca, a été écrit, dont une partie sera lue en juillet 2025, un an plus tard donc, sur les lieux où naquit une émotion intense.

©Léo Geoffrion
Présenté par son neveu Juan Diego Martin Cabeza, spécialiste du flamenco à l’université de Séville, le peintre et poète Francisco Moreno Galvan est également présent dans ces Chemins du jondo d’une richesse continue, Serge Airoldi (voir mon article demain) ayant traduit la poignante Chanson triste : « Douleur, tristesse ou angoisse / la vie m’apporte, / et sans savoir pourquoi, / je les enchaîne, / ainsi, accumulant mes peines / je ne sais comment je tiens. // Tout ce que je touche / toujours se brise ou se tord, / et la plupart du temps / les pensées me tourmentent, / parce que trop réfléchir ça pèse aussi, / et rend tout plus douloureux. »
L’auteur de Adour, histoire d’un fleuve (Le Festin, 2013) fait aussi, avant celui de la danseuse toulousaine Soledad Cuesta, le portrait du guitariste flamenco normand Samuel Rouesnel devenu Samuelito puis, en passionné de l’Inde et du sanskrit, Sangitananda il y a deux ans : « Parfois, écrit magnifiquement Serge Airoldi, il s’éloigne de l’idée même de guitare, il se sent outre-guitariste, il guette les liens entre une musique, sa musique, le réel et les espaces intérieurs. Il sait qu’il peut y avoir distorsion entre eux. Il remercie cette voix miraculeuse, laquelle un jour d’immense désarroi adolescent lui a murmuré : Tu n’es pas seul, je suis là. »

Sacromonte ©Olivier Deck
Lorsque l’on demande au chanteur José Valencia – son spectacle, Nebrissensis, marqua les esprits et les coeurs en 2023 – ce que signifie être gitan, voici sa réponse : « C’est appartenir à une ethnie particulière, c’est une façon de voir la vie. Nous, les Gitans, sommes des terriens. Nous aimons marcher au contact de la terre. Le fait d’avoir été un peuple en déplacement perpétuel nous a conduit à vivre dans la nature et à nous sentir très proche d’elle et aussi, de ce fait même, d’avoir privilégié une connexion très forte avec les animaux. Les chevaux, les chiens… »
Le peintre, céramiste, bricoleur de génie, majorquais africain, amateur de corrida, « artiste total » (Marie-Laure Bernadac) Miguel Barcelo, à qui est confiée l’affiche du 36e Festival Arte Flamenco – pour la programmation les deux Sévillans Domingo Gonzalez Lavado et Fernando Rodriguez Campomanes, et le Nîmois Patrick Bellito sont aux commandes depuis 2024 -, se rappelle son amitié avec Camaron de la Isla, connu par l’entremise du cantaor de Cadix Rancapino : « C’était un artiste exceptionnel. Il avait un pouvoir considérable. Il suffisait qu’il se mette à chanter, même des choses très simples, très banales et aussitôt il les transformait en chefs-d’œuvre. Tout était jondo quand il chantait. Il était d’une grande timidité et d’une grande intelligence intuitive. (…) Je me souviens quand il venait chez moi, à Majorque. On tuait le cochon [Yannick Haenel, qui prépare un livre sur Barcelo, vient de vivre également cette expérience]. Rancapino était là aussi, et Moraito de Jerez et d’autres. Ils chantaient et ils jouaient très tard. Cela se passait dans une tour pleine de livres où le son était remarquable. Je les écoutais et j’en pleurais. »
Mais le flamenco, c’est aussi un vocabulaire : tablao, palmas, letras, cantaor, palos, solea, coplas…
Des villes (Séville, Jerez de la Frontera, Cadix…), des noms, un lexique, des chants, des danses, des sons.
De la ferveur.
De la vie fondamentale.
De la poésie.

Les cahiers du festival Arte Flamenco, Chemins du jondo, directeur éditorial Lionel Niedzwiecki, rédacteur en chef Serge Airoldi, maquette et mise en page Santiago Zuluaga, photogravure Frédéric Claudel, conception graphique et fabrication éditions Fario, 2025, 142 pages

https://festivalarteflamenco.fr/edition-2025

Rafael Riqueni ©Olivier Deck
Images de Michel Dieuzaide, Pepe Lamarca, Francisco Moreno Galvan, Olivier Deck, Léo Geoffrion, Mathieu Sodore, Prisca Briquet, Charles Duprat, Pierre Dupin, Philippe Salvat, Sébastien Zambon
https://www.olivierdeck.fr/album/

©Léo Geoffrion