Ambivalences et métamorphose de la Grèce contemporaine

En avril 2013, Georges Didi-Huberman découvre Athènes, « sans doute un paradis de culture ». Pourtant, ce qui frappe d’abord le grand historien d’art est « l’intolérable en acte qui nous dit violemment ce que devient l’Europe aujourd’hui ».

Une barbarie quotidienne au musée de l’Acropole et les fantasmes de blancheur de ceux qui la rénovent – récemment dénoncée par Philippe Jockey dans Le Mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Belin, 2013 – la brutalité policière des brigades anti-tziganes à moto, celle des chasseurs d’hommes par les zélateurs du parti néonazi Aube dorée concernant les étrangers en situation irrégulière.

Dans De la culture et de la barbarie, article confié au deuxième numéro de l’excellente Revue de la Villa Méditerranée, bâtiment et centre de réflexion concernant l’espace méditerranéen jouxtant le MuCEM à Marseille – « petite lueur qui, de Tanger à Alexandrie, de Séville et Barcelone à Istanbul et Beyrouth, devra entretenir la flamme d’un espoir », selon l’édito inaugural – Georges Didi-Huberman exprime l’ambivalence de ses sentiments, dans une ville où la violence nihiliste côtoie des tags politiques, des gestes de résistance de toutes sortes, des regards et phrases fraternels, ville provoquant selon une amie de Thessalonique « un état d’urgence émotionnel ».

Réinterrogeant Walter Benjamin – « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie » (Sur le concept d’histoire, 1940) – l’auteur de Survivance des lucioles constate : « Les centres de rétention sont sans doute aujourd’hui plus nombreux que les sites archéologiques. »

Dans La culture grecque face à la crise, texte faisant suite à celui de Georges Didi-Huberman, Dimitra Kouzi évoque elle aussi une situation paradoxale : une guerre économique menée par les banques occidentales contre le peuple grec, et les plus fragiles, se doublant d’une vitalité artistique sans précédent, comme s’il s’agissait par la culture, dans un moment de détresse profonde, de trouver les voies d’un nouvel espoir, d’inventer de nouveaux lieux (galeries, centres d’art, squats fleurissent aujourd’hui), de nouvelles façon d’être ensemble, de porter collectivement une voix retournant le mal en échappées possibles.

Le « théâtre Embros » devenu squat géant, le café Green Park, nombre de spots dans le quartier anarchiste d’Exarchia, l’espace culturel Rabbithole, L’Atelier, sont ainsi, d’après Eve Beauvallet, journaliste à Libération, quelques-uns des lieux d’Athènes où il fait aujourd’hui bon créer et se retrouver entre artistes, chercheurs, simples quidams.

Principe : que les immeubles, les bâtiments abandonnés, soient occupés, avant que les énergies ne migrent ailleurs.

La Grèce montre de façon exemplaire – mais aussi l’Espagne et le Portugal, dans une moindre mesure l’Italie, peut-être aussi la France – que nous vivons actuellement l’effondrement de l’ancien monde, que des fissures apparaissent, et que des hommes et femmes de bonnes volontés, ouverts à l’altérité, imaginent, dans un bricolage permanent, à partir de chaque bris, de chaque édifice mis à bas, le monde de demain : effacement des hiérarchies rigides, mobilité des positions, solidarité intergénérationnelle, savoirs disponibles à tous, attention écologique informée, sexualité souple, nouvelles formes de gratuités, principes internationalistes.

Face à l’actuelle crise des valeurs et au règne du calcul mortifère, nombre de Grecs, fiers de vivre dans une patrie ayant vu naître la démocratie,  inventent, dans une difficulté alimentant leur entrain, des chemins inédits. Chercher le sens devient une activité effervescente des plus réjouissantes.

Les moyens manquent, quantité d’institutions culturelles sont à bout de souffle, mais la nécessité de créer des coopératives, des rassemblements à la géométrie inattendue, des territoires libérés des contraintes managériales asphyxiantes, est visible, faisant de la Grèce, et de certaines zones libérées des pays européens qui aujourd’hui souffrent le plus, des laboratoires où le désir de vivre à neuf est énorme.

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La question grecque est également posée dans la revue Apulée, qui vient de naître sous la double impulsion d’Hubert Haddad et des éditions Zulma, qui est somptueuse (400 pages très denses, des portfolios, des articles, poèmes, essais de dizaines d’écrivains nés aux quatre coins de la Méditerranée), qui sera annuelle, et dont l’ambition ravit en nos temps de sinistrose intensive.

Première page-manifeste d’un numéro intitulé Galaxies identitaires : « Une nouvelle revue des littératures du monde, attentive aux œuvres vives du Maghreb et de toutes les rives de la Méditerranée, mais aussi de l’Afrique et des francophonies, allégrement mixte et métissée, laissant une place entière à la fiction sous toutes ses formes, aux débats de pensée, à la poésie, au croisement des langues et à la traduction aux voies nouvelles, lointaines ou proches – sans longtemps publier les arts du regard, de l’écoute et de la scène -, une revue indépendante, née de la rencontre de quelques écrivains d’inclination nomade, afin de travailler d’un autre point de vue, en perspective décalée, à rendre à son vrai champ l’esprit de la littérature. »

Dans un texte intitulé Je m’appelle Europe, l’écrivain albanais Gazmend Kapllani (éditorialiste pour le quotidien grec Ta nea) déclare son amour de la langue grecque : « Parce que je suis tombé amoureux de cette langue à une époque où mon statut me reléguait au rang d’indésirable. Je n’étais pas un anthropologue venu de France ou d’Angleterre pour ses recherches, j’étais un émigré albanais, un moins que rien. Le bouc émissaire à la mode. Et ma langue maternelle était celle du bouc émissaire. L’Albanais était devenu en quelque sorte le plouc de la Grèce moderne. »

Gazmend Kapplani a voulu qu’on l’écoute dans la langue même avec laquelle on le méprisait, et fait du grec sa patrie d’écrivain.

Apulée le Berbère (IIème siècle) se rendit à Athènes pour y découvrir la pensée de Platon, puis, poussé par une curiosité sans relâche, nomadisa en Asie à la recherche du « secret des choses ». Esprit vif, agile, alerte, adepte d’un gai savoir doucement ironique, Apulée est un exemple pour les âmes libres d’aujourd’hui.

Apulée ou Œdipe, qu’évoque l’important écrivain Titos Patrikios (lire Sur les barricades du temps, anthologie bilingue publiée en 2015 aux Temps des Cerises) un peu plus loin dans la revue : « Il a voulu résoudre les énigmes / éclairer l’obscurité / dont tous s’accommodent / même si elle les oppresse. / Il n’a pas eu peur des choses qu’il a vues / mais du refus des autres de les reconnaître. » (traduction Marie-Laure Coulmin Koutsaftis)

La littérature classique s’évapore en classe, qui nourrit pourtant la contemporaine, afin de ne pas mourir totalement d’ignorance et d’esprit. Elèves, citoyens, professeurs sont désormais sommés officiellement d’oublier leur passé.

Avec les Grecs, avec La Grèce, avec le grec, ancien ou moderne, avec toutes les langues de secours, nous ferons le travail de nous désensorceler d’un présent barbare, réinventé dans l’entrelacement des imaginaires, des peaux et des langues en partage.

L’enjeu est toujours celui de la paix universelle.

La Revue de la Villa Méditerranée, numéros 1 et 2, 2013 et 2014, 250p environ

Apulée, Revue de littérature et de réflexion, « Les Galaxies identitaires », numéro 1, février 2016, 400p

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

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