C’est avec Chroniques de la citadelle d’exil (lettre de prison, Gallimard, 1983) que j’ai découvert la voix d’Abdellatif Laâbi. J’entrais à l’université, et commençais à prendre conscience, après avoir lu Notre ami le roi, de Gilles Perrault (1990), de la nature profondément criminelle du régime du roi du Maroc, Hassan II.
Créateur de la revue Souffles – grande importance dans tout le Maghreb quant à son rôle déterminant dans le renouvellement des formes d’expression littéraires et artistiques – Abdellatif Laâbi, numéro 18611, avait passé huit ans (1972-1980) dans les geôles terrifiantes de son pays, où il fut soumis à la torture.
Installé en banlieue parisienne depuis 1985, « intellectuel citoyen », Abdellatif Laâbi n’a de cesse de dénoncer, par ses poèmes, pièces de théâtres, romans, livres pour la jeunesse, le despotisme et les intolérances de toutes sortes, restant fragile dans la fureur du temps, perméable, c’est-à-dire humain, simplement vivant, de chanceler, tomber, se relever, continuer à marcher, mieux, plus mal, autrement.
Publiée à l’occasion des cinquante ans de la collection Poésie/Gallimard – dirigée par André Velter depuis 1998 – L’arbre à poèmes est une anthologie personnelle, dont l’empan chronologique couvre deux décennies de travail sur le vers (1992-2012).
Poème inaugural du recueil, « Le soleil se meurt » dit l’effort d’être humain quand le désastre règne : « Qui parle / de refaire le monde ? / On voudrait simplement / le supporter / avec une brindille / de dignité / au coin des lèvres »
Le constat est amer – « Seuls les chiens continuent à rêver / tout au long des après-midi et des nuits » – le ciel reste muet, et la poésie est un « grand feu de veille ».
Le désert croît, se déplace, s’engouffre dans le « sexe écartelé / où éclot le nouveau-né ».
Pourtant, le lyrisme insiste – chant des mots – comme l’espoir, ou l’humour, salvateur : « Au lieu d’ouvrir une mangue / avec un couteau / pourquoi ne pas essayer / les caresses ? »
Petits riens proches de ceux de Capitale de la douleur, de Paul Eluard, les aphorismes, noblesse des « miettes sous la table », font mouche, et retournent le mal en faveur : « La mort guette / la vie aussi ».
L’aimée est aussi bien parole que femme de chair, à qui le poète-messager confie l’enfant encore tapi en lui, ou les peines qu’exige Satan, « Iblis pour les intimes », que le cri des mots sur la page fera peut-être fuir, ou se tordre sous l’établi.
L’écriture de nécessité se nourrit d’un sentiment d’exil ontologique (« J’émigre en vain »). On ne s’échappe pas. Condamnés à la fraternité, non ? « Alors / tends-moi la main / donne-moi la clé / dont tu n’as que faire ».
D’une grande vivacité formelle, la poésie d’Abdellatif Laâbi s’invente au nom de la dignité humaine, d’un horizon de paix sur fond de guerre permanente (la meute des assassins n’est jamais repue), d’un partage de pudeurs et de drames personnels.
On sort du tunnel-ordalie, cœur et mains serrés, que dénoue une confiance absolue dans la vie, la lumière, « la flèche de l’infini ».
Parole d’un agnostique : « Au lieu / d’égorger un mouton / pour la naissance d’un enfant / pourquoi ne pas planter un arbre ? »
Le lecteur idéal est un cannibale – « il ne laisse passer aucun mot / sans en soupeser le poids de sang » – rêvant de se laisser dévorer par les vers mêmes qu’il tamise.
Abdellatif Laâbi, L’arbre à poèmes, Anthologie personnelle 1992-2012, préface de Françoise Ascal, Poésie/Gallimard, 2016, 270p
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