Les dessous poético-intimes de la photographie

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Ce sont de précieux petits livres édités en fac-similés, conçus comme des laboratoires de formes poétiques.

Ce sont des carnets photographiques, soient toutes ces phrases notées à la volée, ces essais de cadrages, ces traits rouges sur les planches contact, ces croquis, ces notes d’intention, ces images tremblées qu’on ne montre pas d’habitude, ces morceaux de cartes topographiques, ces visages familiers, ces brouillons, qui généralement dorment à jamais dans les archives des artistes.

L’Atelier de Visu, les éditions à . suivre, les éditions Zoème – les différentes mutations d’une même structure – alliées aux éditions Filigranes ont décidé de publier ces travaux invisibles, et l’on a l’impression d’entrer dans l’atelier de photographes nous ouvrant leur cerveau, nous donnant à voir/lire leurs intuitions, comme si nous accédions à leur fabrique intime.

Autant de livres (cinq cahiers à ce jour), autant d’univers singuliers, autant de tentatives poétiques d’approcher le mystère d’être au monde, autant de recherches formelles.

Pour la Finlandaise Arja Hyytiäinen, le cahier est depuis longtemps un outil de travail privilégié, journal de vie et laboratoire d’expérimentation, champ d’intuitions et détours, textes et images, biffures, coupures et lignes de fuite qui laissent toujours ouverte la voie à de nouvelles possibilités créatives.

Pour Ali Taptik, le carnet est un support de réflexion et de recherche : textes, coupures de presse, extraits de notes prises sur internet, planche-contact, e-mail. Le monde y est confronté, décanté, trié, dans un va-et-vient continu entre l’intime et le public, entre communauté et conscience.

La Finlandaise Nina Korhonen photographie sa grand-mère Anna avec une complicité telle qu’elle en devient l’archétype de toutes nos grands-mères rêvées.

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Cahier Julien Magre

 

Le cahier de Julien Magre, pensé comme un geste brut, fragile, instinctif, sans chronologie ni logique narrative, rassemble des images, des expérimentations, des fragments de textes, des références, des photographies, des tentatives visuelles, des résidus de Polaroïd, des photographies de photographies… Ce corpus d’images a été le point de départ de la série photographique Troubles, présentée au BAL à Paris en septembre 2014 lors de l’Exposition S’il y a lieu je pars avec vous.

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Cahier Julien Magre

 

Pascal Grimaud [entretien à lire plus bas] travaille quant à lui depuis deux ans pour un projet intitulé Le temps présent. Il s’agit de photographies réalisées à Boulbon, Cherleval, Puyloubier et Eygalières, espaces ruraux, images des marges que les grands axes urbains, à force d’encadrer le domaine de la représentation, tendent à dérober au regard. Rassemblant documents d’archive, tirages de lecture, notes autobiographiques, croquis, planches-contact, ce cahier offre un accès à l’œuvre en cours. Elle tente de restituer la dimension imaginaire, c’est-à-dire créative, que le photographe entretient avec l’objet de ses images. Entre rêverie et rigueur documentaire, Pascal Grimaud donne ici à voir la présence du temps à l’œuvre.

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Conversation avec Soraya Amrane, directrice de la collection Les Cahiers photographiques, créatrice en 1998 avec Antoine d’Agata de l’Atelier de Visu, galerie de Marseille dédiée à la photographie contemporaine, « quelque part entre l’institution pour le niveau des expositions et les résidences d’artistes, et l’association » pour l’ancrage local.

Vous avez tenu pendant plusieurs années une galerie dédiée à la photographie à Marseille. Pourquoi ce choix ?

 Mon intérêt pour la photographie remonte à mon adolescence, mais j’ai assez vite laissé tomber l’idée de devenir photographe: l’école d’Arles n’existait pas encore et Paris était trop loin. L’intérêt est pourtant resté vivace, et j’ai toujours tenté de me tenir au courant de ce qu’on exposait, de ce qu’on publiait, en France comme ailleurs. De plus en plus, l’absence totale de galeries photographiques à Marseille m’est apparue incompréhensible. Bien avant l’Atelier de Visu, j’ai ouvert avec des amis un lieu collectif. Avec des moyens mutualisés, on faisait des propositions artistiques en tout genre. Au bout d’un certain temps j’ai commencé à monter des petites expositions photographiques. L’enthousiasme du public m’a conforté dans l’idée qu’il fallait ouvrir un espace dédié uniquement à la photographie.

Pouvez-vous retracer l’histoire de cette galerie ? Quelles en étaient les spécificités ?

Ma rencontre avec Antoine d’Agata a été déterminante. Marseillais comme moi, il venait juste de rentrer de New York. Son désir rejoignait le mien. On s’est donc décidés à ouvrir l’Atelier de Visu: galerie d’exposition, mais aussi résidence pour photographes, lieu de vie, de travail, une sorte maison de la photographie. J’ai commencé à me rapprocher des institutions pour avoir leur soutien, et là je me suis très vite aperçue que ce n’était pas gagné (combien de fois je me suis entendue dire: « il n’y a pas de public pour la photo »). Il m’a fallu être endurante. Peu à peu le département, la région et la ville ont commencé à nous soutenir économiquement. Mais c’est surtout l’engagement de certains photographes et de gens du milieu comme Christian Caujolle, qui nous ont permis d’avancer et de développer notre projet.

Comment s’inscrivait-elle dans le tissu artistique marseillais et dans la petite galaxie des galeries montrant de la photographie en France ?

L’Atelier de Visu a d’une certaine manière participé à la création du tissu artistique dont vous parlez. Il faisait parti du réseau associatif de la ville (qui se trouve après Marseille 2013 en grave difficulté). Le public a toujours suivi, on a souvent collaboré avec d’autres associations et avec des institutions marseillaises. En même temps l’idée était depuis le début d’élargir l’horizon de la ville, de s’ouvrir au reste de la France, et d’exposer de photographes d’un peu partout dans le monde. Je crois qu’on a tenu notre pari. Mais le vie culturelle française est très axée sur Paris, trop sans doute, et elle tourne (en rond parfois) autour des grands centres et des grands évènements. Pour les petites structures de province cela pose des problèmes de visibilité (au niveau de la presse par exemple) et, dans la mesure où la visibilité détermine en grand partie le soutient institutionnel, des problèmes de financement.

Vous avez décidé de publier, avec l’association Zoème, des carnets photographiques. Quels sont vos principes éditoriaux ?

J’ai commencé la collection ‘cahiers’ quand j’avais encore la galerie. Je continue avec ma nouvelle association -à suivre- dans laquelle j’ai crée la petite maison d’édition Zoème. Pendant mes années de galeriste j’ai eu en rendez-vous un grand nombre de photographes pour des lectures de portfolio et des séances d’éditing. Cette proximité avec les photographes, ce suivi du travail m’intéresse toujours. Ce sont des moments riches en échanges. L’idée de créer une collection de carnets de travail vient de là. Il s’agît de donner à voir le cheminement, la pensée avant l’oeuvre. Ensemble nous choisissons les documents, les images qui vont servir de trame, et peu à peu une forme de récit apparaît avec ses tâtonnements. En parallèle, Zoème a publié aussi deux livres en coproduction avec Filigranes éditions: Garde-fou, de Franck Déglise, et Jardin d’essai, de Maude Grübel. Nos premiers livres entièrement autoproduits devraient paraître courant 2016. Quant aux principes éditoriaux, la question est complexe. Évidemment, je ne publie que des oeuvres et des auteurs qui me touchent et auxquels je crois. M’intéresse aussi travailler avec de jeunes artistes, dont le travail est peu connu, voire inédit. D’autre part, j’aimerais que Zoème ne reste pas cantonnée au seul domaine de la photographie. On travaille actuellement avec Julien Marchand, en vue de publier un ouvrage où la photographie et l’écriture (dont une série de poèmes) se côtoient. Il ne s’agît pas de se la jouer – comme on dit un peu partout – transversal, mais de publier les oeuvres telles qu’elles sont conçues. Pour certains auteurs, la combinaison de plusieurs sortes d’images (photographies et dessins par exemple) ou d’images et de textes n’est nullement un caprice, mais une nécessité, une manière au sens propre – de faire, de penser, d’être.

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Cahier Pascal Grimaud

 

Entretien avec Pascal Grimaud (cahier numéro 5)

Comment avez-vous conçu votre carnet photographique ? Quelles ont été vos principes de composition ?

Ce carnet est lié à une carte blanche proposée par le Conseil Général des Bouches-du-Rhône sur le thème des villages dans le département. J’ai choisi quatre villages pour disposer de terrains différents, quatre villages qui se trouvent en périphérie du département, éloignés des grandes villes ou de la métropole. Ma famille paternelle vit dans un des quatre villages retenus, et très vite, le travail s’est orienté vers une approche totalement subjective et profondément affective. Je me suis laissé guidé par des réminiscences de mon enfance, ce qui peut expliquer la présence importante d’images de paysages périphériques (autour du village), de champs cultivés ou en friche plutôt que de « scènes » intramuros. Je me suis aussi documenté sur l’iconographie de ces territoires et pour retrouver les paysages qui m’avait « construit ». J’ai  accumulé des cartes postales des années 60/70 et j’ai pioché dans le modeste album de famille, d’où la présence de ces images vernaculaires dans l’élaboration du cahier, comme d’une matrice pour les images en devenir. Et la présence de planches contact, de tirages de lecture aux chromies hasardeuses et les extraits de carnet de note, un work in progress…

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Cahier Pascal Grimaud

 

Plus largement, comment définir vos lignes esthétiques et votre recherche photographique ?

Pour ce projet, j’ai souhaité utilisé différents formats : la chambre pour les paysages (et quelques scènes de vie), afin  d’affirmer une présence (le temps long de l’installation du matériel et de la prise de vue) et le moyen format pour les scènes de vie lors des « événements » ou la notion de vie sociale est un enjeu important. J’ai voulu aussi utiliser parfois le noir et blanc, qui instaure une perte de repère temporel et me permettait d’enregistrer les lumières dures, le sol, les herbes grillées par le soleil, la pierre… Je cherche à isoler mes sujets, à éliminer, rendre les photographies dépouillées, lisibles et parfois décontextualisées… de la photographie documentaire, mais qui n’est pas un document, au moins en première lecture. L’image animée et le son remplissent beaucoup mieux cette fonction là et rien ne m’ennuie plus qu’une photo qui nécessite deux lignes de texte pour dire quelque chose.

Arja Hyytiäinen, Cahier n°1, à . suivre, 2012

Ali Taptik, Cahier n°2, à . suivre, 2012

Nina Korhonen, Cahier n°3, à . suivre, 2014

Julien Magre, Cahier n°4, à . suivre, 2015

Pascal Grimaud, Cahier n°5, à . suivre, 2015

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

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