On n’attendait pas forcément le photographe Jeff Wall du côté du petit format, quand ce sont les images-tableaux, très sophistiquées, saturées de références à l’histoire de l’art, et les lightboxes (caissons lumineux) qui ont imposé le nom du maître de Vancouver.
Depuis 1970, Jeff Wall appréhende le monde comme s’il s’agissait d’un théâtre d’images, s’inspirant pour la composition de ses photographies de celles de Diego Velasquez ou d’Edouard Manet.
La mise en scène est parfois appuyée, comme dans le photomontage ironique de 1972, The Giant (apparition d’une vieille femme nue aux proportions colossales dans l’escalier d’une bibliothèque où travaillent des étudiants indifférents à sa présence), mais, généralement, la réalité se charge elle-même de nous étonner, par sa banalité inaperçue, simplement révélée, soulignée, par le type de cadrage qu’aura choisi l’artiste.
Entre documents et inventions, entre Méliès et les frères Lumière (Godard nous a appris que ces noms sont interchangeables), Jeff Wall joue sur les registres, l’impression de « photos directes » se heurtant aux images visiblement traitées à l’ordinateur.
On méditera ce propos de Jeff Wall reproduit en exergue : « En photographie, on peut passer de l’artifice au réalisme. »
Un doute s’insinue quant à la nature analogique des images, tant mieux, nous ne savons pas toujours ce que regarder veut dire.
En noir et blanc, couleur, pixellisées ou non, les images de Jeff Wall, prises avec toutes sortes d’appareils, y compris le téléphone portable, sont disparates, c’est leur force.
Il faut les contempler en les laissant monter en soi et tenter de se tenir sur ce que les taoïstes nomment « le pont flottant du ciel ».
Apercevoir la banalité, jusqu’à la poussière duchampienne, est au fondement même d’une éthique de la vision.
Il y a de l’épique dans cette succession d’images de rien qu’invente Jeff Wall pour le catalogue (parcourons-le comme une installation en soi) d’une exposition ayant eu lieu récemment à la Fondation Henri Cartier-Bresson, à Paris.
Flaubert rêvait d’un écrivain capable d’écrire sur rien, ou le rien. En ce sens, les images de Jeff Wall, moins antilyriques qu’on ne pourrait le croire au premier abord, sont comme les vers d’un poète tentant de dire la substance d’un monde inédit, soulevant, dans un geste d’une grande délicatesse, ce qui le rend éminemment émouvant, le voile de l’illusion, la maya tout à la fois protectrice et trompeuse.
Il n’y a pas de temps fragmentable, mais un présent perpétuel que le poète-photographe nous permet de ressentir, si l’on veut bien mettre quelques instants en veille notre assommante raison raisonnante.
Non-vu, invu, est ce savon jaune zébré de noir sur le rebord de l’évier sale.
Non-vu, invu, est ce pied superbe cherchant sa chaussure à talon.
Non-vu, invu, est cette frêle pousse végétale maintenue à son tuteur avec/par les moyens du bord.
Non-vu, invu, est cette valise dégueulant son contenu sur le macadam.
Non-vu, invu, est cet extincteur sous vitre surmonté d’une décoration de Noël.
Il faudrait continuer l’énumération, mais tout est trop beau pour ne pas accroître notre sentiment d’exister dans une douce délectation visuelle permanente.
On pourrait, non sans fécondité, rapprocher les images de Jeff Wall des élégies sèches du Français Emmanuel Hocquard (sept Elégies, écrites entre 1969 et 1989, viennent d’être republiées à l’occasion des cinquante ans de la collection Poésie/Gallimard), grand amateur de poésie américaine contemporaine.
Souvent rapproché du courant des objectivistes américains (Charles Reznikoff ou George Oppen), Emmanuel Hocquard définit ainsi son art : « Le poète est un guetteur involontaire de notre quotidien, et qui en retient ce qu’il veut en retenir. Il s’agit alors de parvenir à une sorte d’écriture tabulaire, de l’ordre de la photographie, d’où serait exclu tout attirail métaphorique, c’est-à-dire toute pseudo-profondeur, et qui néanmoins s’imposerait au regard, à l’oreille et à la sensibilité même comme « poétique », à cause de son agencement, sa grammaire et sa focale. »
Ecoutons-le encore : « Et là cependant, là il faut bien le reconnaître / que le temps n’aura rien usé. / Tout est au contraire toujours terriblement / intact. / Qui viendrait parler de se souvenir ? / Puisque c’est ici, non ailleurs ; / Maintenant et ainsi, / Ni avant ni jamais autrement. Par exemple / un matin de septembre… »
Comme pour Jeff Walls, le geste poétique/photographique n’est pas de se remémorer ou de créer des souvenirs – de se battre avec/contre la mélancolie et la mort (point de vue barthésien) – mais de dire que tout se passe « Là où assurément il ne s’est jamais rien passé ».
On a parfois l’impression d’un chaos, mais, ne l’oublions pas, tout est exact, à sa place, modestement, jusqu’au mouvement même de nos justes indignations.
Et l’humour n’est pas exclu, puisqu’il n’est pas certain, ce que nous rappelle l’art le plus ferme comme le plus subtilement joueur, que nous habitions vraiment le monde où nous vivons.
Jeff Wall, Smaller Pictures, préface Agnès Sire, essai de Jean-François Chevrier, entretien entre Jeff Wall et Jean-François Chevrier, Editions Xavier Barral, 2015, 108p
Editions Xavier Barral, 2015/copyright Jeff Wall/Courtesy of the artist
Emmanuel Hocquard, Les élégies, Poésie/Gallimard, 2016, 126p
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