La frérocité comme condition humaine, par le psychanalyste Gérard Haddad

Tintoretto, Kain erschlägt Abel - Tintoretto / Cain slaying Abel / c.1550 - Le Tintoret, Caïn tue Abel
Caïn tuant Abel, Le Tintoret

On associe spontanément la fraternité à l’entraide et à la noblesse des sentiments, mais c’est manquer généralement sa dimension essentielle de rivalité et de meurtre potentiel.

Développant l’un des thèmes structurant son précédent ouvrage, Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme (Premier Parallèle, 2015), Gérard Haddad étudie avec Le complexe de Caïn le paradigme « Terrorisme, haine de l’autre et rivalité fraternelle ».

Dans une langue très claire, porteuse d’une culture ne cherchant jamais à s’imposer mais à transmettre au mieux l’ensemble de ses découvertes, le psychanalyste Gérard Haddad met en question l’apologie de la fraternité comme solution aux maux dont souffrent actuellement nos sociétés blessées.

Si les frères Kouachi, les frères Abdeslam, les frères Merah, les frères al-Hamzi, les frères Tsarnaev ont porté récemment la mort à Paris, à Toulouse, à New York et à Boston, faut-il y voir l’effet d’une pathologie de la relation, ou bien au contraire la tendance naturelle des frères à être des parangons de la destruction, pour eux-mêmes ou pour les autres ?

Tentant de combler « le silence relatif de la psychanalyse sur la problématique fraternelle », Le Complexe de Caïn fait de la « frérocité » (Lacan), sur fond de dilution de la figure paternelle régulatrice (la Loi, les Dix Commandements), le cœur impensé du désir de mort des logiques terroristes ensanglantant aujourd’hui la planète entière, telle « une nouvelle peste brune » globalisée.

Apparaissant dès le quatrième livre de la Genèse (Bible), Caïn, le premier des humains, fils d’Adam et Eve, meurtrier de son frère Abel, n’est-il pas également le premier des fratricides ?

Qu’il s’agisse de Romulus et Remus, d’Etéocle et Polynice, de Richard III et son frère, de Néron et Britannicus, l’Histoire et la littérature ne cessent de nous offrir des exemples illustrant la thèse d’une rivalité première mortifère comme « invariant structurel » : « N’en déplaise à Freud, on ne trouve dans la Bible aucune trace de parricides (…) Affirmons-le sans hésiter : le crime de Caïn est le véritable péché originel des hommes, tapi dans chaque âme humaine. »

Envisageant la Passion du Christ (titre d’un chapitre) comme un véritable fratricide, le christianisme étant une « religion de frères », Gérard Haddad pense le sacrifice de Jésus, nouvel Abel, comme une volonté d’absoudre enfin les hommes de cette tendance primitive à tuer qui nous ressemble le plus.

Dialoguant avec le philosophe chrétien René Girard concernant la fameuse thèse du « désir mimétique », le psychanalyste précise que celui-ci est moins de l’ordre d’une jalousie de possession que d’un indestructible (Freud), et que la figure du « bouc émissaire » choisi pour apaiser les tensions sociales est avant tout celle d’un frère mis à mort.

« Angle mort de la psychanalyse », relevé très vite par Alfred Adler (inventeur du concept ayant fait florès de complexe d’infériorité), mais aussi plus récemment par des psychanalystes tels que Wladimir Granoff ou Paul-Laurent Assoun, la problématique de la relation fraternelle nécessite d’être ainsi étudiée par une discipline la négligeant bien trop souvent : « La psychanalyse se renouvellerait et gagnerait sans doute en efficacité en croisant l’axe vertical de l’Œdipe, régulateur du défilé des générations, avec l’axe horizontal du complexe de Caïn, élément fondamental du lien social. La difficulté tient à ce que cet axe horizontal se déploie dans un présent permanent difficilement dépassable quand l’axe vertical est appelé à se résoudre dans un futur envisageable, le père n’étant pas éternel. En d’autres termes, le parricide est bien moins ravageant que le fratricide. D’où l’horreur qu’il suscite. Une véritable phobie.»

Le fanatisme terroriste musulman, voué à la mort de l’Autre, tente de transformer en position de supériorité une relégation sociale et identitaire renforcée par le racisme, thème que Jacques Lacan, que le retour du refoulé du fratricide inquiétait, évoquait ainsi, à la fin de son séminaire de 1972 (Le Séminaire, Livre XIX… ou pire, Seuil, 2001) : « Sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences et qui, lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme. Vous n’avez pas fini d’en entendre parler. »

Pour faire taire le « salaud qui sommeille en chacun de nous » (« aliéné à son complexe de Caïn »), Gérard Haddad rappelle que deux voies s’offrent à nous, celle de la sainteté (la position Nelson Mandela) et celle du déplacement, à condition de ne pas remplacer le frère par le prochain, l’étranger, dont la mise à mort renforcera l’unité de la meute.

Si « la fraternité n’est pas la solution, mais le problème », on peut cependant avec Anna Freud (et Jean-Jacques Rousseau) poser l’hypothèse d’une bienveillance première, que tout être plongé dans la société des hommes serait contraint d’abandonner pour se protéger d’une violence inhérente à son fonctionnement – le meurtre commis en commun comme fondement – et que seule une attitude de pardon inconditionnel pourrait permettre de dépasser.

On méditera alors longuement cette réflexion conclusive, superbe et déchirante : « Le choc du monde de l’enfance avec celui des adultes est sans doute l’un des plus grands traumatismes de l’existence. »

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Gérard Haddad, Le complexe de Caïn. Terrorisme, haine de l’autre et rivalité fraternelle, éditions Premier Parallèle, 2016, 130p

Site des éditions Premier Parallèle

Chronique de Dans la main droite de Dieu. Psychanalyse du fanatisme, parue dans L’Intervalle

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