Mourir, rassembler ses forces, une série photographique d’Aurélia Frey

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© Aurélia Frey

Pour une exposition actuelle au Musée Balzac à Saché en Touraine, où elle a bénéficié d’une résidence de création, la photographe Aurélia Frey a choisi de suivre Henriette de Mortsauf, personnage principal du roman Le Lys dans la vallée (1836), durant ses derniers instants.

Mal mariée, la vertueuse et douce héroïne, refusant l’adultère par devoir conjugal, se meurt de n’avoir pas cédé à Félix, qu’elle adore pourtant.

Aurélia Frey a été touchée par cette figure du tragique féminin.

Lui rendant hommage, elle imagine les dernières visions d’une femme au destin déchirant, appelant sa série Dilectae, en référence au premier amour de Balzac baptisé par lui-même Dilecta.

Dans la contemplation de la nature, des petits riens considérables empêchant de sombrer tout à fait, ainsi apparaît l’Intouchable, envers qui Aurélia Frey a ressenti plus que de l’empathie, une véritable communion d’âme.

Des coquelicots, des dessus de lit, des objets très intimes, une rivière, voilà ce qui reste de la belle dame.

Une chanson triste et belle.

Les mots qui suivent sont d’Aurélia Frey, d’Honoré de Balzac, et de l’écrivain norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970), autre grand amour de l’artiste.

 » DILECTAE

Ces images sont une lecture des romans de Balzac, notamment du Lys dans la vallée mais aussi Adieu, La femme de trente ans, La Grenadière. Histoires d’un amour sans nom. Forcément, à la lecture d’un livre de poésie, d’un roman quel qu’il soit, il y a des images mentales qui se créent, des résonances, des mots qui se répondent, des mots qui « montent », un va-et-vient incessant entre perception et souvenir. La lecture d’une phrase de Balzac m’a souvent évoqué les mots d’autres auteurs lus en parallèle, d’un siècle, d’un pays différent mais qu’importe. Construction mentale autant que déconstruction. Apparition d’images à ré-assembler pour donner sens.

L’homme qui vogue navigue avec son escorte composite à travers le pays. C’est à la fois son propre pays et le totalement inconnu. C’est son rivage et ses oiseaux, son visage dans le mur, son cri en cet appel.

Ses propres énigmes, il les emmure-comme si lui- même était une énigme à l’intérieur des murs.

Ses propres chagrins aussi. Des chagrins que ni lui ni aucun autre ne peut expliquer.

Tarjei Vesaas, La Barque le soir

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© Aurélia Frey

Il marche là-bas, loin là-bas. Dans les vapeurs d’un matin sans soleil, ou d’une nuit sans nom.

La barque.

Images infinies et bleues

Bleu à l’infini

Infini du bleu

Le matin ne viendra pas.

Jadis, l’été dernier, dans la dernière séquence d’une nuit

l’innocence perdue à jamais retrouvée.

Dans les disparus des nuits terrestres

Une part de moi à toi

Reliée.

 Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pas vécu ?

Henriette, dans Le Lys dans la vallée, Honoré de Balzac

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© Aurélia Frey

A fleur de peau.  Ta main qui ne sera jamais mienne. A l’ombre de moi-même. Un murmure. Simplement. Brûlure du corps. Froisser un pli. Un cri. Reviens-moi. Et Toi jamais. Les couleurs se délitent. Je te cherche. Sans te trouver. Morsure. Se tenir en cette douleur éveillée. Au seuil de l’aube.

Je te sens.

 Il n’y a rien.

Dans une heure ce sera l’aube,

il n’y aura plus de nuit,

 juste la clarté sanglante

du soleil.

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© Aurélia Frey

Portrait d’un portrait qui n’est pas.

Une vision peut-être ? Les mains jointes dans cet acte de renoncement au monde. Les mains fermées. Ne pas toucher, ne pas voir. Ou voir. A l’intérieur. Tu me regardes . Aux portes du désir. Je te regarde à mon tour dans ce lointain souvenir sans visage, dans ces mots lus, relus au bord de l’Indre.

Toujours marcher dans les broussailles, manquer de tomber à tout moment, et à tout moment rassembler ses forces pour garder son équilibre.

Henriette, dans Le Lys dans la vallée, Honoré de Balzac

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© Aurélia Frey

Une chaise vide dans l’espace infini.

Assise en équilibre.

Une table.

Une pomme, des pommes

Posées.

Rien.

L’absence.

 

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© Aurélia Frey

Il me semble qu’elle a laissé ça, derrière elle. Left behind. Un miroir, un visage. Effigie? Il me semble que le miroir interdit d’effleurer le livre, d’y entrer. Qu’y a t-il de contenu, de ses non-dits, de ses silences retenus. Les yeux se sont perdus, la lumière aveugle à la lumière des choses. Il me semble qu’on ne peut y toucher, toucher reviendrait à briser. Quels mots derrière l’image sans reflet ? Quels mots pour dire, ne pas dire. Elle voudrait.

Pourquoi n’oses-tu pas ?

Il me semble que la poussière recouvrira son visage. Peu à peu.

Il me semble que ses yeux se fermeront alors.

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© Aurélia Frey

Elle se prépare chaque jour. En hâte. Pour un autre. Elle a peur des images. De ces images qui ne sont pas réelles.  Peur des sens et de la déraison. Sans savoir. Un mot, une lettre. Un appel. Dans la brume. Toujours. Car sans réponses.

Que me veux-tu ? Garder son silence pour elle seule. Et à ses heures perdues. Crier. Respirer. Vivre dans cette absence au regard. Mais vouloir vivre. Au-dessus de la raison. Du tout.

Ton bras sur l’écorce de ma main. Froisser un pli, regarder la lune se mourir sur les reflets.

Car impossibilité d’être.

Aurons-nous un seul jour à nous parmi tant de jours ?

Henriette, dans Le Lys dans la vallée, Honoré de Balzac

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© Aurélia Frey

Lueur vers le bas, penser encore une fois à La barque le soir, de Vesaas : le Nord se mêle au Sud, confusion des langues et des langages. Confusion des images mentales.

Tu aurais pu écrire peut-être en pensant à elle si les siècles n’étaient pas inversés :

Se pencher sur l’eau et les miroirs.

Ils scintillent et détruisent.

Glisser vers la vase ? Ne pas penser. Ne pas penser. Remonter de la vase ? Ne pas penser. La vase était imagination ? Ne pas penser. Inconnu ce qui libère et détruit.

Se pencher encore un peu plus.

Rencontrer un œil qui dise : viens !

L’égarement a commencé. Dans peu de temps, l’image se mettra à flotter. Se mettra à aspirer, à lier et à intervertir. (….)

Tarjei Vessas La barque le soir »

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© Aurélia Frey

Dilectae, exposition d’Aurélia Frey au musée Balzac – château de Saché (37), du 1er septembre au 15 novembre 2018

Site d’Aurélia Frey

 

 

 

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