
La méthode expérimentale « en double aveugle » consiste à effectuer un test médical sur un sujet, sans que celui-ci, ni le chercheur, ne sachent s’il a reçu un principe actif ou un placebo.
En intitulant ainsi son livre, qui accompagne aux éditions Hazan une exposition éponyme au Pavillon Populaire de Montpellier, la photographe canadiennes Lynne Cohen(1944-2014) laisse planer un doute sur la nature même des images qu’elle produit, et sur la substance de la réalité qui nous environne.

Est-on créateur de notre propre environnement, ou est-ce lui qui nous façonne ?
Ce que nous percevons comme des décors relativement neutres, ne sont-ils pas au contraire des structures d’aliénation ?
L’humain apparemment absenté de ses constructions, ne les a-t-il pas au contraire surchargées de sa présence et de son pouvoir de contrôle ?
Notre place dans l’espace est-elle le produit d’un dispositif réglant le jeu des corps s’enivrant d’un libre arbitre illusoire ?

Munie d’une chambre noire 8 x 10 pouces, Lynne Cohen a photographié en noir & blanc pendant quarante ans les détails de l’American Way of Life (mobil home, intérieurs fonctionnels, canapés) et toute une série de centres de formation militaires, d’écoles de police, de laboratoires médicaux, d’établissements de soin, mais aussi le territoire de Cherbourg-Octeville et le lobby de la banque Neuflize OBC.
« Et, à l’instar des figures du courant New Topographics comme Robert Adams, Lewis Baltz, Joe Deal, Stephen Shore ou Henry Wessel Jr., précise Marc Donnadieu dans une excellente préface, elle révèle à sa manière les premières fêlures, impasses ou mystifications de la société d’abondance de l’Amérique de l’après-guerre. »

Son œuvre, que l’on peut qualifier aisément de conceptuelle, est d’un rigueur remarquable, héritière à la fois d’Eugène Atget et de Walker Evans, non sans qu’y pointent des traits d’ironie très fins.
« En fait, déclare-t-elle, je me sens plus proche en esprit de Jacques Tati et Fluxus que de Michel Foucault. »
Tentant d’objectiver nos cadres de vie, ses séries posent sans cesse les mêmes questions : que voyons-nous vraiment ? Où vivons-nous ? Pourquoi sommes-nous à ce point aveugles et passifs ?
Construite sur l’envie et le ressentiment, la middle class américaine est une espèce en voie d’expansion, qu’épient désormais de façon généralisée les appareils de surveillance inventés d’abord pour les distinguer en puissance de leurs voisins.

« Et très curieusement, poursuit Marc Donnadieu, le point d’entrée est moins souvent la globalité d’une situation ou d’un environnement qu’un détail infime, étrange et attirant ou crispant et répulsif, en particulier les prises électriques et les interrupteurs d’un côté, les lampes allumées de l’autre, que Lynne Cohen a toujours pris soin de faire entrer dans le cadre, là où d’autres, quelques années plus tard, vont les effacer avec Photoshop. »
L’artiste aime ainsi construire des scènes, des théâtres d’apparition, où l’étrange côtoie de la façon la plus naturelle possible la banalité.
L’ordre presque maniaque des objets disposés dans l’espace fait lever une sensation d’asphyxie.
Voici le cauchemar climatisé décrit par Henry Miller, mais montré ici sans aucune tonitruance, ni fébrilité.
Ses photographies manifestent ainsi les lois géométriques d’un système transcendant, qui est aussi un espace mental pouvant conduire à l’épouvante, à l’instar de l’hôtel de Stanley Kubrick dans Shining.
Lynne Cohen, Double aveugle, texte de Marc Donnadieu, Hazan, 2019, 144 pages
Catalogue officiel de l’exposition Lynne Cohen. Double aveugle, présentée au Pavillon Populaire de Montpellier du 27 juin au 22 septembre 2019

Pavillon Populaire de Montpellier