
On s’y habitue, on trouverait presque cela normal, mais il faut dire et redire l’exceptionnel engagement des amis de Xavier Barral dans des productions éditoriales de haute qualité, chaque fois étonnantes, somptueuses, impériales.
Après ceux de Bernard Plossu, Penti Sammallahti, Yoshinori Mizutani et Terri Weifenbach, paraissent deux nouveaux volumes – appelons-les des Inséparables – dans la collection Des oiseaux, de Graciela Iturbide et Michael Kenna.

La volière est immense, ouverte aux vents du monde, qu’ils viennent de France, de Finlande, du Japon, des Etats-Unis, et, pour ces deux derniers ouvrages, du Mexique et d’Angleterre.
A l’heure de la sixième extinction des espèces, les éditions Barral bâtissent une arche de Noé, Dieu leur en saura probablement gré.
Les oiseaux de Graciela Iturbide sont des signes du destin, des âmes noires et tourmentées, des créatures planant sur le désert de nos vies comme des couteaux de sacrifice.

Ils ont la tête à l’envers, perdent leurs plumes, crachent dans le ciel une encre de mélancolie.
Les voilà, menaçant, lacérant sans pitié la chair meuble de nos illusions perdues.
Tout ceci se passe en noir et blanc, comme dans un film perdu de Luis Buñuel, entre Terre sans pain et L’Ange exterminateur.
Pour conjurer le mal, la solitude et l’ennui, il faut des rites, des cérémonies, des passes magiques, des cruautés.

Il faut se frotter les yeux avec le corps des oisillons, faire couler le sang d’un poulet sur le carrelage, réduire en esclavage le peuple volatile.
Mais, attention, la vengeance ne tardera pas, abattement de nuées sur nos consciences à l’instant du Jugement dernier.
Une oie claudique seule parmi les herbes hautes, aussi un homme traversant les immondices dans un nuage d’ailes noires.
Ce sont les oiseaux du ravage, des déchets agricoles, des ambitions humaines avortées.

© Michael Kenna
Impression de fièvre obsidionale, d’envahissement, de plaie de destruction, comme dans l’Ancien Testament.
Les chiens tiennent colloque, négociant avec cette drôle d’engeance volante.
Dans le désert de Sonora, les urubus en savent plus long que nous, ce sont des messagers, des envoyés des temps apocalyptiques, nous leur devons le respect accordé aux divinités infernales, ou propitiatoires.
Les oiseaux de Michael Kenna quant à eux sont des signes graphiques parcourant des rectangles de vision.

© Michael Kenna
Ce sont des profondeurs de temps et d’images, des agrégats d’atomes suspendus dans le vide, des paysages mouvants.
Ils sont posés là de toute éternité, sur une roche, sur une grève, sur une branche.
Leur capacité migratoire reste un mystère, pas moins grand que celui de la construction des pyramides d’Egypte.
Leurs conciliabules sont des courbes harmoniques belles et étranges.
On entre dans les photographies de Michael Kenna sur la pointe des yeux et des oreilles, les sens en alerte, comme on se tient à l’affut sous le couvert d’un taillis espérant découvrir une nouvelle fois les chemins de grâce.

© Michael Kenna
Le temps humain de l’attente paraît dérisoire devant tant de patience déployée un peu partout sur la planète, en Chine, en France, en Birmanie, en Californie, en Floride, en Suisse, au Japon, en Géorgie, en Tchécoslovaquie.
Des grues picorent la neige, des cygnes tracent de calmes sillons dans la brume, les humains ont disparu.
L’Histoire est un cauchemar écrit par un idiot, bien moins malin qu’un pigeon de château.
Ils sont partout, adorent les promontoires, les vues imprenables sur la petite racine humaine, les paysages sans turbulence.
En des nuances de gris très voluptueuses, Michael Kenna ne photographie pas que des oiseaux de passage, mais des positions métaphysiques de fond.
Graciela Iturbide, Des oiseaux, texte Guilhem Lesaffre, 2019, 104 pages – 66 photographies noir & blanc
Michael Kenna, Des oiseaux, texte de Guilhem Lesaffre, 2019, 104 pages – 49 photographies noir & blanc

© Michael Kenna