« Ozu tangue bizarrement. »
Ozu n’est pas un ouvrage érudit analysant jusqu’à l’os une des plus belles filmographies japonaises, c’est le portrait d’un homme n’ayant cessé de traverser la mort.
Composé de vingt-trois tableaux, Ozu est un livre généreux, amical, empathique, ne craignant ni l’ellipse, ni le manquement à l’effort d’exhaustivité, que recherchent la plupart du temps les biographes officiels.
Ayant construit son ouvrage de façon chronologique, Marc Pautrel nous fait ressentir par le détail de quelques scènes ou anecdotes cardinales comment le corps et la pensée du maître de cinéma entraient en contact avec le monde, quel était son quotidien, qui étaient les êtres qu’il aimait, comment il organisait ses journées et ses déplacements.
Introuvable depuis sa publication en 2015 aux éditions Louise Bottu, ce livre, vanté régulièrement par les excellents Michaël Ferrier, Colette Fellous (lire le récent Kyoto song chez Gallimard) et Charles Tesson, est aujourd’hui republié par les éditions Arléa.
Plane sur chaque chapitre un titre fantôme : une mariée dans un parc sacré ; un tremblement de terre ravageur détruisant Tokyo dans sa quasi-totalité (1er septembre 1923) ; le décès d’un neveu en bas âge probablement empoisonné par du lait industriel avarié ; l’épisode de la terrible guerre contre la Chine en 1937 ; une vieille maman ; la maison de sa vie, proche de la gare de Kita-Kamakura ; les insomnies ; Masuko la secrétaire sublime, parfaite épouse ; la rencontre de l’Empereur…
« Il passe enfin sur le pont resté intact sur la rivière Sumida et soudain il s’arrête : devant lui il n’y a plus rien, son quartier a disparu, Fugakawa n’est plus là, comme si une grande main invisible avait fait table rase. »
Profondément bouddhiste, Ozu accepte l’impermanence des choses, et reconstruit quand tout s’effondre.
Ce sera très certainement pour lui le mouvement même de son désir de cinéma, inventer à chaque nouveau film un monde par-delà la destruction du monde.
« Ce qu’il préfère par-dessus tout, c’est parler, voir les amis et discuter, rire et manger, et boire ensemble. Sa soirée rêvée ce n’est pas d’aller au match de sumo ou de base-ball, ou à un spectacle. Il aime ça bien sûr, mais ce n’est pas la soirée parfaite. La soirée parfaite, c’est une bande de copains, soit la bande du studio, ses amis cinéastes, ses acteurs, ses actrices, ses techniciens ; soit la bande des anciens camarades de l’école, les fidèles qui ont poursuivi leur vie et ont maintenant des métiers si différents du sien, mais qui sont toujours aussi profonds, et proches, et joyeux ; soit encore la bande du cercle des artistes, les écrivains, les peintres, les musiciens, avec eux il apprend, il s’enrichit artistiquement.»
Adepte de l’insoutenable légèreté en matière de littérature, l’auteur de biographies fragmentaires très réussies de Blaise Pascal et Jean Siméon Chardin (collection L’Infini / Gallimard), invente Ozu au rythme des saisons d’une vie – combien de fleuraisons de cerisiers ? – placée sous l’empire du signe Mu, soit le rien, le néant comme vide et source de toutes choses.
« Ozu aime lire, s’enivrer, dormir, prendre des bains, marcher, faire l’amour avec des geishas ou bien des amies chères, écrire, encore lire, filmer, capturer le mouvement de ses acteurs et ses actrices interprétant les dialogues, regarder les fleurs, regarder la mer qui ne change jamais, seul le ciel change qui fait changer la mer, attendre les cerisiers en fleurs et les admirer chaque heure jusqu’à leur complète disparition, parler, écouter la radio, les retransmissions de sumo, parier sur les champions, gagner et rejouer tous ses gains, et les perdre, rire, s’enivrer seul toute la nuit et parler tout haut en faisant les cent pas dans le jardin, mais au-delà de tout, Ozu aime manger. De vrais plats, de vrais légumes, de vraies herbes, de vraies viandes, de vrais champignons, de vrais poissons. »
Et boire beaucoup de saké, des dizaines de flacons, avec son ami le scénariste Kôgo Noda, jusqu’à ce que leur œuvre commune soit enfin plus forte que les titubations de l’ivresse, du doute, des hésitations, et s’impose comme définitive.
Passent les beaux visages des acteurs fétiches, Ryû le gendre idéal, et la divine Setsuko Hara, la star de dix-sept ans de moins que lui, convoitée par tous, qui l’aime et qu’il aime, sans pouvoir lui sacrifier sa puissance de création indispensable à sa survie : « Il est appelé par autre chose, un mystérieux vide exige sa présence. »
On peut être appelé par vide, avoir besoin de transformer chaque jour le gouffre en œuvre d’art réconciliant les vivants et les morts.
Le 12 décembre 1963, Ozu meurt le jour de sa naissance, soixante ans plus tôt.
Marc Pautrel, Ozu, éditions Arléa, 2020, 168 pages