
« Ce qui donne sens à ma vie c’est l’expérience de la langue comme corps. Et, à partir de cette expérience, d’avoir compris que la langue est le corps qui fonde le réel – peut-être même est-elle le corps du réel. Dès lors un point de non-retour est franchi : certitude que l’on n’accède au monde et à la vérité que par le travail et la pénétration de ce corps – cette action vers l’univers s’effectue dans la solitude, il va de soi, tout comme elle débouche sur le partage et dote l’amour de son sol électrique. » (réponse de Dominique Fourcade à Bernard Noël et Rémy Hourcade, 1989)
Enfermés comme nous le sommes désormais, nous approfondissons notre solitude, et revisitons notre habitation.
Des objets ressurgissent, des visages réapparaissent que l’on croyait oubliés depuis longtemps, des situations plus ou moins folles, et des livres excellents perdus dans l’océan des titres reçus, empilés, à peine classés.
Suite à notre entretien sur son livre, La couleur de la parole (Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger) (Gallimard, 2018), paru dans L’Intervalle (repris dans le numéro 145 de la revue L’Infini, automne 2019), le philosophe Hadrien France-Lanord m’avait envoyé le très bel ouvrage reprenant les entretiens de Dominique Fourcade sur la poésie, publié en 2018 chez son éditeur historique, P.O.L., peu après la mort de Paul Otchakovsky-Laurens, Improvisations et arrangements.
Je ne connais pas toute l’œuvre de Dominique Fourcade, mais les quelques recueils lus, et les discussions sur sa poétique, avec Marcelin Pleynet, ou la philosophe Maïssane, m’ont vite fait comprendre l’importance de ce nom, pour la pensée sur la peinture, notamment celle de Matisse, mais aussi essentiellement quant à la façon de concevoir des textes de nature poétique aujourd’hui.
Dominique Fourcade, ce sont des titres qui trouent immédiatement le silence, Le ciel pas d’angle (1983), Rose-déclic (1984), Son blanc du un (1986), Xbo (1988), Outrance utterance et autres élégies (1990), IL (1994), Le sujet monotype (1997), Est-ce que je peux placer un mot ? (2001), MW (2001), en laisse (2005), sans lasso et sans flash (2005), éponges modèles (2003), Citizen Do (2008), manque (2012), deuil (2018).
Pour qui chercherait à découvrir ou explorer finement l’œuvre du poète, Improvisations et arrangements, reprenant par ordre chronologique l’essentiel de ses entretiens écrits, radiophoniques ou filmés sur plus de quarante ans, est une mine d’or.
On peut tout lire méticuleusement, ou piocher simplement çà et là des réflexions, se laisser dériver dans la parole, en ouvrant au hasard ce gros recueil.
« Matisse était un poète, Merce Cunningham aussi. Même quelqu’un qui ne s’occupe pas d’art peut aussi être un poète. Un poète pour moi, c’est quelqu’un qui fait passer les choses du non-être à l’être. » (à Christian Rosset, émission « A voix nue », France Culture, octobre 2000).
Dominique Fourcade est interrogé sur le rythme chez Thelonious Monk, la musique contemporaine (Varese, Charles Ives), les pratiques du recyclage, du collage et la dimension plastique de l’écriture, la rupture constituée par Ciel pas d’angle (1983), premier livre chez P.O.L., l’utilisation de l’anglais, Degas, la physicalité des mots, René Char, le biographique, Simon Hantaï.
Prélèvement 3 : « Xbo et IL ont été entièrement nourris de Beethoven, entièrement nourris du Beethoven du Treizième Quatuor, ou du Beethoven de certains trios, entièrement nourris de cette musique-là, de la musique de chambre intense, moderne de Beethoven. »
Prélèvement 4 : « Ma page d’écriture est un débat permanent entre le successif et le simultané. Il n’y a pas qu’une piste sur la machine à enregistrer, mais des enregistrements multiples. »
Prélèvement 5 : « Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous tout au moins nous sommes des femmes » (in Outrance utterance)
Prélèvement 6 : « Mais dans tous les cas les artistes ont un rôle et une utilité politique majeurs, qu’ils remplissent sans préméditation, et qui est de pointer le fait qu’il y a un monde. »
Prélèvement 7 : « Je trouve que la poésie – l’art en général – ça n’est jamais assez non-figuratif. »
Prélèvement 8 : « Je pense que les mots sont de l’espace, du temps et de la lumière. »
Prélèvement 9 : « Vers et prose ? Dans les deux cas c’est pour moi un travail de poésie. Simplement (mais c’est tout sauf simple) le vers scande différemment les choses. C’est une unité de souffle qui s’isole infiniment, est écrite (et doit être lue) perceptiblement en elle-même et pour elle-même en même temps qu’elle est élaborée (et doit être entendue) en continuité ininterrompue avec ce qui la précède et la suit. »
Prélèvement 10 : « C’est l’écriture qui non seulement me donne le sentiment de l’existence, mais c’est l’écriture qui me met en contact avec le monde, c’est l’écriture qui développe toutes mes facultés d’être, y compris l’être amoureux qui est en moi. »
Prélèvement 11 : « Je pense que la force est un élément négatif dans l’écriture et dans l’attitude au monde d’un écrivain. »
Logos et algos n’auraient-ils pas en grec ancien une racine commune ?
Dominique Fourcade, Improvisations et arrangements, édition établie par Hadrien France-Lanord et Caroline Andriot-Saillant, P.O.L., 2018, 464 pages