
Toujours plus de pudeur, toujours plus de délicatesse, toujours plus de nuances dans le traitement des couleurs.
La Corse va bien à Didier Ben Loulou, dont le nouvel opus de sa circumnavigation méditerranéenne permanente, Sanguinaires, est un hymne à la splendeur du plus proche élaboré dans une sensation de rêve éveillé.
Nous sommes entrés dans les décennies du grand effondrement, il faut chercher des îles, s’y faire accepter en ses points de solitude, renouer, même pour quelques semaines, quelques mois, avec la possibilité de l’indemne.

Il faut marcher, sentir, respirer, observer partout où le virus informationnel et le cauchemar de l’Histoire semblent ne pas avoir de prise.
Il faut peut-être choisir l’exil, là où la foule ne règne pas, là où l’ordre n’est pas celui des polices.
Sanguinaires est un titre effrayant, pour une réalité des plus douces, soit la beauté d’un paysage originel se situant dans la proximité d’Ajaccio – un archipel de quatre îlots de porphyre rouge sombre.

Sanguinaires évoque la cruauté d’un sacrifice, mais il ne s’agit pas ici d’immoler l’autre au nom de quelque dieu hypothétique symbolisant l’unité, mais de faire tomber en soi le manteau de pourpre de l’orgueil, de la suffisance, de la prétention à la stabilité du moi.
La flore est ici d’une très grande variété, il faut y voir la chance d’un recommencement, d’une inversion du regard, d’une conversion.
En ses rêveries de promeneur sanguinaire, Didier Ben Loulou poursuit sa méditation concernant le berceau méditerranéen, l’idée haute de civilisation, l’immémorial.

Le temps est une balustrade de pierre donnant sur la moire d’une étendue liquide.
Le ciel s’apprête à se fendre, la mer à se soulever, le restaurant du rivage à sombrer : il faut cette sauvagerie pour faire fuir les touristes pressés, et ne garder près de soi que les plus belles âmes.
Le vivant se passe très bien de l’humain, plantes et fleurs ont leur autonomie, même s’il se pourrait bien que les divins s’y cachent, parce que le calme est aussi pour eux une puissance de couteau.

Les brebis corses rappellent celles de Jaffa, ou du Péloponnèse, il faut se courber devant elles, les remercier d’être là depuis si longtemps, quand nous sommes de passage.
Un cinq mâts croise au large, les volleyeurs ont le ventre plat, la pastèque est savoureuse.
Drapeau rouge sur la plage, dans les têtes, dans le sang.

Dans le refus du matérialisme comme dévoration repose l’inouï d’une orange amère, d’une étoile de Judée, d’un poulain titubant dans les champs de pierres.
Voilà le Paradis comme jouissance des cinq sens à la fois.
Didier Ben Loulou, Sanguinaires, graphisme Wijntje van Rooijen & Pierre Péronnet, La Table Ronde, 2020, 96 pages

Le livre Mise au point est toujours disponible, entretiens entre Fabien Ribery et Didier Ben Loulou, Arnaud Bizalion Editeur, 2019, 88 pages
