« Le théâtre est l’endroit, non pas de la représentation du monde, mais le lieu possible d’autres représentations du monde. C’est ainsi, du moins, que nous le portons et le vivons. » (Manifeste des centres dramatiques nationaux)
Les Centres dramatiques nationaux (CDN), dirigés par des artistes et subventionnés par l’argent public, sont l’une des belles inventions de la politique culturelle française.
Les plus anciens ont été créés après la Seconde Guerre mondiale, à une époque où les édiles avaient compris que l’art pouvait permettre de souder un peuple, et qu’il fallait miser sur ces lieux de rassemblement du public pour renouer avec une certaine idée, émancipatrice, de la France.
Impulsant un mouvement de décentralisation ininterrompu depuis, la chartiste et résistance Jeanne Laurent, nommée en 1946 sous-directrice des spectacles et de la musique à la direction générale des Arts et Lettres au ministère de l’Education nationale, fut la bonne fée d’un théâtre commençant à s’imaginer autrement aux quatre coins de la France.
Aujourd’hui, les CDN, très différemment dotés, sont au nombre de trente-huit. On leur doit un travail inlassable sur la diversification des publics et le rajeunissement des salles, qui est, outre la logique de parité, une de leurs nombreuses (innombrables ?) missions.
Dans un livre d’enquête, Centres dramatiques nationaux, Maisons de l’art, du peuple et de la pensée, la journaliste Joëlle Gayot a tenté à de décrire au plus près, en interrogeant la totalité des directeurs de CDN, la situation d’une institution que beaucoup nous envient à l’étranger pour son action et son efficace au cœur de la cité.
Directrice de la Comédie de Béthune, Cécile Backès le dit sans ambages : « Diriger un CDN, c’est d’abord avoir le désir d’écrire une histoire avec une équipe et un public dans un ancrage territorial donné. »
A l’écoute de la transformation sociale, il n’est pas de CDN qui ne soit à sensible au contemporain, et ne mette en place, par le biais de son service de relations publiques – parfois pléthorique, au risque du déséquilibre avec le plateau -, des actions auprès des entreprises, des écoles, des EPHAD, des prisons, devenant parfois lieu d’accueil essentiel pour les plus fragilisés.
Choisi sur projet, chaque directeur apporte bien entendu son style, au travers de ses propres mises en scène et de sa programmation, au lieu dont il a la charge, mais importe avant tout pour la plupart aujourd’hui, s’éloignant des logiques de baronnie, la défense d’un répertoire de qualité, classique ou non, l’ouverture à la totalité des disciplines du spectacle vivant, la porosité d’avec la société, une invention collective mettant l’art à la première place.
Quelques noms (liste non exhaustive), comme autant d’intelligences et de possibilités de penser ensemble, autrement, la complexité du monde : Rodolphe Dana à Lorient, Irina Brook à Nice, Christian Schiaretti à Villeurbanne, Chloé Dabert à Reims, Christophe Rauck à Lille, Philippe Quesnes à Nanterre, Frédéric Bélier-Garcia à Angers, Galin Stoev à Toulouse, Arthur Nauzyciel à Rennes, Jean Belleroni à Saint-Denis, Elisabeth Chailloux à Ivry, Benoît Lambert à Dijon, Guy-Pierre Couleau à Colmar, Marcial Di Fonzo Bo à Caen, Richard Brunel à Valence, Daniel Jeannateau à Gennevilliers, Yves Beaunesne à Poitiers, Arnaud Meunier à Saint-Etienne.
Mathieu Bauer à Montreuil : « On a ouvert le restaurant le midi, organisé des fêtes à l’extérieur du bâtiment, diffusé des matchs de foot. Je voulais même installer une baraque à frites, inviter le PMU dans le bar, construire un mur d’escalade pour que les mômes y grimpent. »
Quel rapport avec le théâtre ? Rien, tout.
Obsession pour tous : rendre les théâtres naturellement conviviaux, décloisonner, ouvrir les portes.
Haut lieu de la République, le CDN, à lire les propos enthousiasmants de Joëlle Gayot, se conçoit aujourd’hui comme une ruche, une agora, un lieu de grande plasticité porteur de convictions fortes et d’hétérogénéité.
« A l’heure de la mondialisation, de l’ubérisation de la société, des usages numériques, écrit-elle, le CDN est à la fois un rempart, une ressource, un refuge, un suspens dans la frénésie ambiante mais également un allié de taille pour aider chacun à effectuer les bonds qu’opère la société. Catherine Marnas, citant Edgar Morin : » J’aime son idée selon laquelle on n’a plus le temps pour la révolution, qui implique de recommencer à zéro et de faire table rase. C’est trop tard. Donc, il faut changer de sens, d’orientation, de but. C’est l’éloge de la métamorphose. » »
Espaces d’éducation populaire permanente, les centres dramatiques nationaux forment parfois les acteurs de de demain, par exemple à Lille, Rennes, Strasbourg, Saint-Etienne, mais manquent encore trop souvent les spectacles qui se créent d’abord à Paris.
Christian Schiaretti s’insurge : « Ce que nous faisons tous dans nos programmations, c’est une démarche festivalière. Nous accueillons ce que nous avons vu de génial à Paris ou à l’étranger et nous le montrons à une population. Notre boulot, c’est d’essayer d’avoir les trucs avant les autres. Cette conception festivalière est fondée sur l’excellence et l’excellence se définit dans les milieux parisiens. C’est un clou que nous ne parvenons pas à enlever de notre chaussure. »
En outre, face à la dérive libérale visible dans le théâtre français (la culture et la diffusion à tout prix contre l’art et les risques de la création audacieuse, la capitalisation du public, les taux de remplissage) et à l’inquiétude concernant la toujours possible, voire prévisible, baisse des subventions, chaque CDN en tant qu’organisme vivant déploiera son utopie, son rêve d’un monde plus fraternel, sa poétique.
« Les CDN sont encore (mais pour combien de temps ?), ces lieux emblématiques d’un modèle de société généreuse, d’ « intelligence collective » (dixit Luc Rosello, directeur à l’île de la Réunion du CDN de l’océan Indien). Société qui affirme que le gain ne se calcule pas en euros mais en émotions, en pensées et en imaginaire. Qui soutient que l’art n’est pas une marchandise. Que le théâtre n’est pas un marché. Que les spectateurs ne sont pas des clients. Et les artistes pas des vendeurs de produits. »
Lire aussi ceci : « Le franchissement de la ligne rouge qu’opèrent des metteurs en scène subventionnés (Joël Pommerat ou Alain Françon) lorsqu’ils reprennent leurs spectacles dans le giron du privé parisien suscite l’incompréhension. Des créations financées par l’argent public trouvent une seconde vie sur les scènes d’un réseau qui n’a pas misé un centime sur leur élaboration : la pilule a du mal à passer. »
Au Paradis (des communistes), il paraît que Jack Ralite, bon génie de la démocratisation culturelle, a beaucoup apprécié le livre de Joëlle Gayot.
Préparez les communiqués de presse, le voilà qui revient.
« Un jour, le public entre dans la salle. On lui dit, on partage avec lui ce qui a été défriché, déchiffré tout au long de l’année. Ici, ce qu’on montre, ce n’est pas un spectacle. C’est la photographie d’une étape de recherche. Une recherche qui ne s’arrête jamais puisqu’elle est l’apprentissage de la vie. » (Elisabeth Chailloux)
Joëlle Gayot, Centres dramatiques nationaux, Maisons de l’art, du peuple et de la pensée, suivi du Manifeste des centres dramatiques nationaux, Les Solitaires Intempestifs, 2019, 208 pages
Editions Les Solitaires Intempestifs